vendredi 22 août 2008

Citation du jour

"Car chacun, chaque homme et chaque femme, à chaque instant de son existence fait l'expérience immédiate de son propre corps, éprouve la peine que lui procure la montée de cette ruelle en pente ou le plaisir d'une boisson fraîche l'été, ou encore celui d'un vent léger sur le visage — tandis que son rapport au corps animal, à celui des infusoires, des crevettes ou des insectes, est d'un autre ordre. Au point que certains penseurs, et non des moindres, ont considéré tous ces êtres vivants autres que l'homme comme des sortes d'ordinateurs qui ne comprennent rien à ce qu'ils font. Quant à appréhender le corps des hommes de cette façon, comme un ordinateur lui aussi, plus élaboré et d'une "génération" plus avancée, cette pensée de plus en plus répandue se heurte à une objection majeure.
C'est ici que se creuse l'abîme. 
Un corps inerte semblable à ceux qu'on trouve dans l'univers matériel —ou encore qu'on peut construire en utilisant les processus matériels arrachés à celui-ci, en les organisant et en les combinant selon les lois de la physique —un tel corps ne sent et n'éprouve rien. Il ne se sent pas et ne s'éprouve pas lui-même, il ne s'aime ni ne se désire. Encore moins sent-il ou éprouve-t-il, aime-t-il ou désire-t-il aucune des choses qui l'entourent.
Selon la remarque profonde de Heidegger, la table ne "touche" pas le mur contre lequel elle est placée. Le propre d'un corps comme le nôtre, au contraire, c'est qu'il sent chaque objet proche de lui ; il perçoit chacune de ses qualités, il voit les couleurs, entend les sons, respire une odeur, mesure du pied la dureté d'un sol, de la main la douceur d'une étoffe. Et il ne sent tout cela, les qualités de tous ces objets qui composent son environnement, il n'éprouve le monde qui le presse de toute part, que parce qu'il s'éprouve d'abord lui-même, dans l'effort qu'il accomplit pour gravir la ruelle, dans l'impression de plaisir en laquelle se résume la fraîcheur de l'eau ou du vent.
Cette différence entre les deux corps que nous venons de distinguer — le nôtre qui s'éprouve soi-même en même temps qu'il sent  ce qui l'entoure d'une part, un corps inerte de l'univers d'autre part, qu'il s'agisse d'une pierre sur le chemin ou des particules micro-physiques censées la constituer —, nous la fixons dès maintenant dans une terminologie appropriée. Nous appellerons chair le premier, réservant l'usage du mot corps au second.
Car notre chair n'est rien d'autre que cela qui, s'éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi (…), se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d'être touché par lui. Cela donc dont le corps extérieur, le corps inerte de l'univers matériel, est par principe incapable.
(…) Nous voulons parler des êtres incarnés que nous sommes, nous les hommes, de cette condition singulière qui est la nôtre. Mais cette condition, le fait d'être incarné, ce n'est rien d'autre que l'incarnation.
 Seulement l'incarnation ne consiste pas à avoir un corps, à se proposer de la sorte comme un "être corporel" et à ce titre matériel, partie intégrante de l'univers auquel on décerne le même qualificatif .
L'incarnation consiste dans le fait d'avoir une chair — d'avantage peut-être: d'être chair. 
Des êtres incarnés ne sont donc pas des corps inertes qui ne sentent et n'éprouvent rien, n'ayant conscience ni d'eux-mêmes ni des choses. Des êtres incarnés sont des êtres souffrants, traversés par le désir et la crainte, ressentant toute la série des impressions liées à la chair parce que constitutives de sa substance…

Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Seuil, 2000,pp.7-10.

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...