samedi 7 juin 2014

C'est à lire

"La relation d'un fait à celui qui en est le témoin et d'un événement à celui auquel il arrive sont de nature tout à fait différente. Considérons un fait comme le passage du jour à la nuit ou de la nuit au jour. Tout d'abord, un tel fait ne peut être analysé comme un simple changement se produisant à l'intérieur d'une substance plus ou moins identique, il met en jeu une pluralité ouverte d'étants, ce que nous pourrions désigner comme un "monde ambiant": la tombée de la nuit, par exemple, consiste en un affaiblissement progressif de la lumière qui modifie le mode de visibilité de tout un entourage, estompant la couleur des choses, rendant leur contour moins défini; si nous sommes en ville, elle s'accompagne de l'apparition de nouvelles lumières, celles des réverbères par exemple, puis celles des fenêtres et des balcons, mais aussi de tout un changement d'atmosphère plus diffus et impalpable, plus difficile à décrire: les bureaux et les magasins ferment, la population qui déambule dans les rues se modifie, les bars et les cafés s'illuminent, une douceur particulière, parfois un repos, gagne certains quartiers, tandis que d'autres, plus "animés", sont saisis de frénésie et de gaîté ; nous entrons dans un autre rythme, dans une scansion nouvelle de l'existence. Ce fait banal et quotidien, nous en sommes témoins chaque jour, il est préfiguré dans les possibilités de l'existence qui sont celles de notre monde quotidien ; son apparition ne nous surprend pas, elle ne bouleverse en rien les possibles préalables à partir desquels se déploie l'horizon de nos attentes, mais au contraire actualise certains de ces possibles, précisément ceux qui expliquent son surgissement: le soleil a accompli son cycle, donc la nuit vient. En outre, si un tel événement a besoin de témoins, au sens où il fait appel à une expérience perceptive, il se produit indifféremment pour quiconque en est témoin, il est un fait pour tout le monde, ce qui veut dire aussi, en un sens, pour personne.
Il en va tout différemment de ce que je propose d'appeler un événement au sens événemential. Considérons la mort d'un être cher. Bien sûr, cette mort apparaît préfigurée dans les possibles de notre monde: depuis toujours ou presque, nous "savons" que la mort vient frapper n'importe qui, qu'elle n'épargne aucun de ceux que nous aimons, qu'elle peut survenir n'importe quand, n'importe où. Et pourtant, au moment où cette mort se produit, notre première réaction est souvent de surprise et d'incrédulité —"Ce n'est pas possible!" Cette formule dit bien la paradoxale impossibilité de l'événement— et cela, quand bien même il serait attendu et prévisible au plus haut point. En tant que fait comme un autre, l'événement de la mort d'autrui actualise des possibles préalables préfigurés dans l'horizon de notre monde quotidien ; à cet égard, il est susceptible d'une explication ; il a des causes: un accident ou à l'inverse une longue maladie ; son surgissement apparaît éminemment compréhensible et explicable à l'aune de ces possibles. Et pourtant, en tant qu'événement, la mort d'autrui nous frappe de stupeur, elle nous plonge dans l'incompréhension et le désarroi. Comment rendre compte d'un tel paradoxe ? En vérité, l'événement ne se réduit aucunement à son actualisation comme fait ; il déborde tout fait et toute actualisation par la charge de possibles qu'il tient en réserve et en vertu de laquelle, ce qu'il atteint, ce sont les assises même du monde pour l'existant. Il ne réalise pas seulement un possible préalable, pré-esquissé dans l'horizon de notre monde ambiant, il atteint le possible à sa racine et, par suite, il bouleverse le monde même de celui à qui il survient: ce n'est pas tel ou tel possible, c'est la "face du possible", la "face du monde" qui apparaît pour lui changée."

Claude Romano, L'aventure temporelle, Puf, 2010, p.30-31

Tranquilité

 "Une histoire nous est-elle encore destinée à l'avenir, chose tout autre que ce qui semble être tenu pour telle à présent : la mor...