mercredi 26 janvier 2011

Paul Ricœur et l'Essentiel

"(…) contrairement aux apparences, la finitude est une idée abstraite. L'idée qu'il me faudra bien mourir un jour, je ne sais pas quand, ni comment, véhicule une certitude (mors certa, hora incerta) trop flottante pour mordre sur le désir — sur ce que j'appellerai plus loin (en distinguant les deux termes): désir d'être, effort pour exister.
Je sais tout ce qui a été dit et écrit sur l'angoisse du ne plus être un jour. Mais, si le chemin doit être repris de la finitude acceptée, c'est après avoir lutté avec l'imaginaire de la mort dont je n'ai dit encore qu'une figure, l'anticipation intériorisée du mort de demain que je serai pour les survivants, mes survivants.
Une deuxième signification s'attache au mot mort. Le mourir comme événement: passer, finir, terminer. Pour ma part, mon mourir de demain est du même côté que mon être-déjà-mort de demain. Du côté du futur antérieur. Ce qu'on appelle moribond n'est tel que pour celui qui assiste à son agonie, qui peut-être l'assiste dans son agonie (…).
Me penser moi-même comme un de ces moribonds, c'est m'imaginer comme le moribond que je serai pour ceux qui assisteront au mourir. Toutefois la différence entre ces deux situations imaginaires est grande. Assister à la mort est plus précis, plus poignant que simplement survivre. Assister est une épreuve ponctuelle, événementielle. Survivre, c'est un long trajet, au mieux celui du deuil, c'est-à-dire de la séparation acceptée du défunt qui s'éloigne, se détache du vivant pour que celui-ci survive. Mais, enfin, c'est encore pour moi une anticipation intériorisée, la plus terrifiante, celle du moribond que je serai pour ceux qui assisteront à ma mort, qui l'assisteront.
Eh bien! je dis que c'est l'anticipation de l'agonie qui constitue le noyau concret de la "peur de la mort", dans toute la confusion de ses significations empiétant l'une sur l'autre.
C'est pourquoi je voudrais me confronter d'abord avec cette idée de la mort comme agonie anticipée. Pour cela je m'efforcerai de délivrer l'inévitable anticipation du mourir et de l'agonie elle-même de l'image du moribond dans le regard de l'autre. M'y aidera d'abord le témoignage de médecins "spécialisés" dans les soins palliatifs accordés à des sidaïques, des cancéreux incurables, bref, des malades en phase terminale.
Ils ne disent pas qu'il est facile de mourir. Ils disent deux ou trois choses qui me sont très précieuses. D'abord, ceci: tant qu'ils sont lucides les malades en train de mourir ne se perçoivent pas comme moribonds, comme bientôt morts, mais comme encore vivants (…). 
Encore vivants, voilà le mot important.
Ensuite, encore ceci: ce qui occupe la capacité de pensée encore préservée, ce n'est pas le souci de ce qu'il y a après la mort, mais la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie à s'affirmer encore. Les ressources les plus profondes de la vie: qu'est-ce à dire ? Ici j'anticipe. Je ne peux pas ne pas anticiper. Car c'est cette expérience qui va m'aider à dissocier l'anticipation de l'agonie de l'anticipation du regard porté par un spectateur extérieur sur le moribond.
L'agonisant comme distinct du moribond. Le fond du fond du témoignage du médecin de l'unité de soins palliatifs est que la grâce intérieure qui distingue l'agonisant du moribond consiste dans l'émergence de l'Essentiel dans la trame même du temps de l'agonie. 
Ce vocabulaire de l'Essentiel m'accompagnera dans toute ma méditation. 
J'anticipe, j'anticipe encore: l'Essentiel, c'est en sens le religieux ; c'est, si j'ose dire, le religieux commun qui, au seuil de la mort, transgresse les limitations consubstantielles au religieux confessant et confessé. Je le dirai assez, je ne méprise pas ce que j'appelle, pour faire vite, les "codes" ; non, mais le religieux est comme un langage fondamental qui n'existe que dans des langues naturelles, historiquement limitées. De même que chacun naît dans une langue et n'accède aux autres langues que par un apprentissage second, et le plus souvent, seulement par la traduction, le religieux n'existe culturellement qu'articulé dans la langue et le code  d'une religion historique ; langue et code qui n'articulent qu'à condition de filtrer, et en ce sens de limiter cette amplitude, cette profondeur, cette densité du religieux que j'appelle ici l'Essentiel.
Cela dit, ce dont témoigne le médecin de l'unité de soins palliatifs, c'est la grâce accordée à certains agonisants d'assurer ce que j'ai appelé la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie dans la venue à la lumière de l'Essentiel, fracturant les limitations du religieux confessionnel. 
C'est pourquoi, observe ce témoin, il n'est pas important, pour la qualité de ce moment de grâce, que l'agonisant s'identifie, se reconnaisse — aussi vaguement que le permet la conscience déclinante —comme le confessant de telle religion, de telle confession. 
Ce n'est peut-être que face à la mort que le religieux s'égale à l'Essentiel et que la barrière entre les religions, y compris les non-religions (je pense, bien sûr, au bouddhisme) est transcendée".


Paul Ricœur, Vivant jusqu'à la mort. Suivi de Fragments. Seuil, 2007, pp.40-45

lundi 17 janvier 2011

Citation du jour

"Sans la reconnaissance de la 
valeur humaine de la folie,
c'est l'homme qui disparaît"


François Tosquelles

mardi 11 janvier 2011

Dans le sommeil, quel soi s'y donne à découvrir ?

Abdou:
Sais-tu qui je lis depuis hier ?
Pauline:
Misrahi ?
A.
Non, cherche encore…
P:
Catherine Bergeret-Amselek "La Cause des aînés" ?
A:
Non…
P:
Gabrielle Rubin "Du bon usage de la haine et du pardon" ?
A:
Non, non , tu n'y es toujours pas…
P:
Heidegger "La dévastation et l'attente" ?
A:
 non, pas tu tout. Tu donnes ta langue au chat ? Bon. Pourtant tu l'aimes bien cet auteur…
P:
…!?
A:
Jean-Luc Nancy…!
P:
Ah! j'ai trouvé, tu lis "La déconstruction du christianisme"…
A:
Le vrai titre du livre dont tu fais allusion c'est "La déclosion"(La déconstruction du christianisme). Moi je te parle de "Tombe de sommeil". Ne cherche pas, je sais que tu n'as pas lu celui-ci, bien qu'il soit sorti depuis 2007!
P:
Exact, et que dit-il, pourquoi m'en parles-tu ?
A:
Ecoute, je cite, p.35: "Tout s'égale à soi-même et au reste du monde. Tout se remet à l'équivalence générale dans laquelle un dormeur vaut n'importe quel autre dormeur et tout sommeil vaut tous les autres, quoi qu'il paraisse. Car "bien" ou "mal" dormir ne revient qu'à dormir plus ou moins, de façon plus ou moins continue, plus ou moins perturbée. Les interruptions et les perturbations, y compris celles qui surgissent parfois du sein du sommeil lui-même, comme ces cauchemars qui nous réveillent dans l'angoisse et la sueur, les accidents du sommeil ne lui appartiennent pas."
P:
C'est incroyable…que tu me lises justement ce passage maintenant!
A:
Que veux-tu dire?
P:
A propos d'interruption et de perturbation du sommeil, j'ai vécu cette nuit quelque chose de semblable.
A:
Ah bon ?
P:
Oui, mais tu me promets que cela reste entre nous, c'est très personnel…
A:
Je te promets… sur la tête de ma belle-mère…
P:
Alors je ne te dirai rien…puisque ça ne t'intéresse pas plus que ça.
A:
Bon, blague à part, ça reste entre nous, je t'écoute.
P:
Donc, cette nuit, vers 4h30, je me réveille en sursaut couvert de sueur, pourtant — j'en suis absolument certain — je n'ai pas fait de cauchemars.
A:
C'est bizarre ton truc, tu te réveilles brusquement en pleine nuit sans raison apparente!
P:
Je te dis que oui. Mais pour moi le problème n'est pas là…
A:
Il est où alors ?
P:
Impossible de me rendormir. J'essaie tout ce que je peux, respiration profonde, exercices de relaxation, rien n’y fait. Je décide de sortir du lit et d'aller au salon avec mon oreiller: bien enroulé dans le peignoir, chaussettes bien remontées, je m'allonge sur le canapé.
Mais le sommeil n’est toujours pas au rendez-vous!
A:
Tu m'étonnes!
P:
C’est alors que, instantanément, je me mets à réfléchir à haute voix (c’est quelque chose ça, tu connais peut-être ? sinon essaie tu verras…, moi ça m’arrive quelquefois, surtout dans les moments de crise… d’identité, et apparemment c’est le cas ici!).
A:
Ah! Et que criais-tu ?
P:
Tu ne m'écoutes pas, je n'ai pas dit que je criais, mais réfléchissais à haute voix, ce n'est pas pareil. Bref. "—Je ne suis pas en paix", commençais-je, et le mot qui s’impose juste après c’est celui de “mensonge”! Je me mens à moi-même, continuellement. Je cours sans cesse après quelque chose d’inaccessible, d’inexploitable, le bonheur, la paix, la reconnaissance, le savoir, les éloges…Or, même en obtenant la reconnaissance, même en accumulant le savoir, je reste insatisfait, insatiable…
A:
Continue…
P:
C’est donc que ce que je cherche, fondamentalement, ne se trouve pas au-dehors, dans l’environnement, dans les choses ou les êtres, mais en moi-même, indéniablement!
A:
Très intéressant, continue.
P:
J’ai alors cette conviction forte, que le retour à la source ne peut s’effectuer par le mental, la réflexion. La réflexion aide à la prise de conscience. Le retour effectif à soi est un acte presque physique, de concentration, d’attention…à ce qui se donne dans l’Etre, qui fait signe hors champs mental, en dehors de toute saisie… Je ne sais pas l’exprimer autrement.
A:
Tu m'impressionnes, tu sais! continue…
P:
Au terme de ce lucide mais difficile examen de conscience, je l’appelle ainsi faute de mieux, qui a dû durer une bonne trentaine de minutes sinon plus, je remonte tranquillement dans la chambre où je me rendors aussitôt.
A:
Eh ben! quelle drôle d'histoire! Quelle expérience, surtout!… Tu sais quoi?
P:
Dis toujours…
A:
Ton histoire me fait me poser cette question: dans le sommeil, quel soi s'y donne à découvrir ? Est-ce le même qui échappe à toute saisie ? Qui suis-je une fois endormi ?
P:
Excellente question, on en reparle si tu veux quand tu auras fini de lire Jean-Luc Nancy! Qui sait, peut-être y répond-il ?

dimanche 9 janvier 2011

Citation du jour "Qu'est-ce qu'un vivant ?"

"Qu'est-ce qu'un vivant ?
—Un être qui rencontre et se sépare, mis en demeure, de l'étranger, au lieu même de son retrait, d'être celui à qui quelque chose arrive, celui au jour duquel l'événement se produit mais qui, lui, n'est jamais à jour, parce que toujours exposé au don équivoque (…) de l'inconnu.
C'est parce que vivants nous rencontrons que quelque chose nous est donné, a lieu. "Subitement il est là, comme surgi d'une éruption volcanique, l'inconnu, ce qui n'existe pas pour nous. Nous l'avons comme s'il jaillissait d'un cratère ou comme s'il débordait d'une source qui monte lentement ; comme violence faite ou comme don reçu ; nouveau et unique, un événement arrive."
L'événement est toujours un plus (…), Il est ce qui dépasse. Tout événement est démesure. Aussi a-t-il hanté les penseurs dès l'origine.
Et, avant tout, ceux des événements qui sont les plus originaires et les plus essentiels, puisqu'ils constituent ensemble l'anti-logique du vivant sans lequel rien n'arrive: la naissance et la mort."


Henri Maldiney, in L'Ouvert. Art, clinique et rythme. Revue Henri Maldiney, n°3, 2010, pp.11-12

vendredi 7 janvier 2011

C'est à lire

" Quand je ferme les yeux
c’est encore toi qui rêves derrière mes paupières.
Je n’irai plus pour toi dévaliser la mer
ni faire le marché dans les plis du soleil.
Je n’irai plus pour toi fleurir le nid du cœur
ni ramasser des oeufs qui gisent en débris.
Je reste seul debout sous le mépris du temps
avec ta mort stupide qui enfle dans mon coeur.
Couvert d’ombre et de larmes
je n’y suis pour personne.
Je ne frappe plus aux portes
pour réveiller les hommes.
Mes mains ne servent plus
qu’à chercher ta présence.
Mes mots ne servent plus qu’à dire ton silence.
Tout ce qui manque au monde
y manque plus encore.
Je me perds de vue
comme un vêtement sans
corps."

Jean-Marc La
Frenière, L’autre Versant, Editions Chemins de Plume

Tranquilité

 "Une histoire nous est-elle encore destinée à l'avenir, chose tout autre que ce qui semble être tenu pour telle à présent : la mor...