mardi 9 août 2022

Fiche de lecture

Je lis, je reprends plutôt une lecture interrompue il y a quelques années pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le livre. Ce livre, Moi, Monde, Mots, du regretté François Gantheret (1), psychanalyste et écrivain — d'après une modeste fiche de lecture glissée dans le livre — m'avait beaucoup impressionné. Je ne résiste pas à l'envie de partager ce qui alors m'avait énormément touché. Ce qui suit est donc une copie exacte de ladite fiche.

Je suis d'emblée sensible, en lisant Gantheret, au rapport entre la poésie et la psychanalyse, l'auteur le nomme en citant une lettre de Lou "l'écriture de l'âme". Plusieurs écrivains sont convoqués, bien sûr. Le cas de Rilke me fascine en même temps que l'importance de Lou Andréas Salomé dans la vie et la carrière du poète.

En 1911, "Rilke vient d'achever Les cahiers de Malte…; et cet achèvement est un acte auquel il ne survit que dans le plus grand désarroi." Gantheret relève "les indices, les signes de cette crise", à travers la correspondance de Rilke : d'abord à Lily Kanitz Menar, cette lettre datée du 7 septembre 1911 :

"En ce qui me concerne, je respire, chaque fois que je pense que ce livre est là, il devait être là, c'était pour moi une obligation indicible, je n'avais pas le choix. Mais à présent, je me sens un peu comme Raskolnikov après son acte, je ne sais pas du tout ce qui doit venir, et je frémis même un peu quand je réfléchis que j'ai écris ce livre ; avec quelle force, je me le demande, de quel droit, en viendrais-je presque à me demander."

Même questionnement dans sa lettre du 28 décembre 1911, adressée à Lou :

"Peux-tu comprendre qu'avec ce livre, je me suis fait l'effet d'un survivant, livré au désarroi le plus profond, désœuvré, incapable d'œuvrer jamais plus ?"

Dans ces moments où le poète est sans ressource, usé par l'écriture du livre enfin achevé, Rilke pense entrer en analyse, pour mettre fin pense-t-il à ses tourments. Mais c'est sans compter avec la puissance mystérieuse de l'acte d'écrire. En effet, au moment même où il croit sombrer, Rilke continue à écrire. De Duino, où il séjourne depuis un mois et d'où il écrit à ses amis son désarroi, Rilke, commente Gantheret, "a commencé à écrire les deux premières Elégies, où il a déjà écrit les vers le plus célèbres qui ouvrent la première." En effet :

"Qui donc dans les ordres des anges

M'entendrait si je criais ? 

Et même si l'un d'eux soudain

 Me prenait sur son cœur ; 

De son existence plus forte je périrais. 

Car le beau n'est que le commencement du terrible

 Ce que tout juste nous pouvons supporter (…)"

Commentaire de Gantheret : "Déjà, alors que Rilke désemparé vacille, la vague profonde de l'écriture le dépasse, ramasse les enjeux de la souffrance, et le poème se déploie. Faut-il alors s'étonner que le recours, auquel à ce moment-là il songe, à la psychanalyse tourne court ?"

Le travail d'écriture ici fonctionne, agit comme un "autotraitement" analogue à l'analyse. Lou n'est pas étrangère à cette prise de conscience chez Rilke. Disciple et amie privilégiée de Freud, elle devine la première que ce qui est en jeu dans le désarroi du poète "c'est d'écriture qu'il s'agit, d'écriture de l'âme, de ce qui infecte l'âme et la tourmente." Elle en convaincra le poète qui de lui-même, en janvier 1912, conclut :

"—Je sais désormais que l'analyse n'aurait de sens pour moi que si je prenais vraiment au sérieux l'étrange arrière-pensée de ne plus écrire que je faisais miroiter à mes yeux comme une espèce de soulagement pendant l'achèvement du Malte."

Gantheret, plus loin, après avoir indiqué l'enjeu de l'un des thèmes majeurs au sein du mouvement psychanalytique naissant, à savoir le lien entre narcissisme et création artistique, s'interroge : 

"Pourquoi l'intérêt porté, au sujet du narcissisme, à la création artistique et littéraire en particulier ? Parce que le créateur pose une énigme singulière pour la théorie. Entre le névrosé qui tient compte de la réalité extérieure, et tente de gérer le conflit "à l'intérieur" de lui-même, et le psychotique  qui installe, par retrait, un monde intérieur de "toute-puissance des pensées", quitte à se trouver coupé de la réalité, quitte à transformer celle-ci par le délire de l'hallucination, le créateur a une place particulière : il transforme la réalité, dans ses œuvres, selon ses désirs, et sans que cela éveille apparemment de conflit ; bien plus, il fait partager la jouissance de cette réalisation de désir à ses lecteurs, auditeurs ou spectateurs, contrairement au psychotique dont le délire reste purement solipsiste."

Voilà, ma fiche de lecture s'arrête ici. Y aura-t-il une suite maintenant que je me suis remis au livre ?

(1) François Gantheret, Moi, Monde, Mots, Gallimard, Collection Connaissance de l'inconscient, 1996

Du même auteur, j'ai lu, ri, pleuré, et adoré Libido Omnibus et autres nouvelles du divan, Gallimard 2001

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