vendredi 2 décembre 2011

C'est à lire

"Dans un livre passionnant intitulé L'aventure, l'ennui, le sérieux, Vladimir Jankélévitch évoque, en citant Nietzsche, "l'ennui de Dieu au septième jour de la création", qui "advient dans le vide hebdomadaire qui succède (…) aux heures trop remplies". L'ennui, conclut-il, "est vacuité". Le temps s'allonge, l'espace se vide, révélant un manque fondamental que rien ne peut combler. Ni le bonheur, dont l'ennui, justement, marque la "faillite", ni la conscience, qui, "comme une fêlure insidieuse", introduit en toutes choses le doute et le regret.
"Il n'y a ennui, poursuit Jankélévitch, que là où il y a conscience." Phrase essentielle, dont on peut mesurer la justesse dans de nombreux films d'Hitchcock, et qui s'entend dans deux sens opposés: trop de conscience de ce qui n'est pas suscite insatisfaction et ennui, mais celui qui s'ennuie peut aussi découvrir, avec le temps, qu'une conscience crépusculaire l'habite et le "travaille", une conscience tâtonnante, encore incertaine de son objet.
Mais, telle quelle, elle donne une orientation à l'ennui, car, mis en éveil par une vague intuition ou cette "pensée sans raisonnement" dont parle Fernando Pessoa dans Le Livre de l'intranquillité, l'ennui s'éprouve alors comme un sentiment, un sentiment d'incomplétude, qui donne au sujet, par-delà ses croyances, ses petits savoirs et ses habitudes, la mesure de sa perplexité.
Cet ennui mâtiné de conscience, qui pousse l'individu insatisfait mais ouvert au doute vers une vie plus aventureuse, qui le confronte à sa propre ombre, à des sentiments et des désirs auxquels il n'avait pas encore accès, à une image, donc, plus contrastée de lui-même, Hitchcock en a fait la trame de ses films. Je pense qu'il a dû beaucoup s'ennuyer pour avoir su si bien nous donner à vivre, par le jeu du suspense, un temps où le rythme, l'émotion et l'enfance retrouvent enfin leurs pouvoirs. Si, à travers ses personnages, il s'est lancé "dans de grandes aventures", c'est sans doute qu'il espérait, comme le poète Norge cité en exergue, qu'elles allaient lui "permettre de penser à quelque chose et de (s') ennuyer moins"."

Aimé Agnel, Hitchcock et l'ennui, une psychologie à l'œuvre, éditions ellipses, 2011, pp.4-6

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