samedi 4 avril 2009

Citation du jour

"Le monde où nous vivons m'est apparu, dès l'enfance, comme une vaste énigme, à la fois terrifiante et superbe, que nous avons à déchiffrer.
Pour prendre conscience du caractère insolite de ce qui nous entoure, il n'était pas nécessaire de concevoir un "au-delà". Le surnaturel et l'incompréhensible commencent au ras du sol.
A partir de la constatation la plus banale, la plus familière, ma raison basculait. Par exemple quand je considérais la succession naturelle de nos jours et de nos nuits.
Le jour, ce jour souvent exaltant qui nous maintient attentif à tout ce qui se manifeste, la nuit où, par le rêve, notre intelligence égarée s'enfonce dans nos propres ténèbres, — cette alternance coutumière n'a rien de rassurant. Ce n'est pas une certitude satisfaisante pour la raison. C'est l'image même des contradictions insolubles qui nous sont imposées et entre lesquelles nous nous débattons sans relâche.
Dès lors, ce grand spectacle, plein de vacarmes et de tumulte, et qui, pourtant reste muet, devenait un prodige permanent, où les êtres et les choses tour à tour se montrent  et disparaissent, comme les traces fulgurantes d'une réalité contradictoire toujours insaisissable qui, dans le même instant, existe et n'existe plus.
Aussi, n'est-il pas étonnant que ma prime jeunesse, vouée à une certaine solitude et partagée entre le naïf plaisir de vivre et certains moments de rêverie qui confinaient à la stupeur ou à l'angoisse, ait été peuplée de figures énigmatiques mais parlantes qui prenaient l'apparence d'un paysage ou d'un être vivant, — arbre, insecte, animal, —d'un objet inanimé ou d'une face humaine pour masquer ce tremblement irréductible qui me faisait signe, comme une eau glauque au fond d'un puits.
Acteur involontaire de la pièce, j'en admettais les surprises et les détours sans me révolter, mais je ne me contentais pas du rôle de spectateur.
Une voix secrète, que j'ai entendue très tôt et qui m'a parlé toute ma vie, m'ordonnait avec une autorité douce mais sans réplique, de chercher, sinon à comprendre, du moins à "traduire" la langue inconnue que cet univers confondant semble nous faire entendre sans nous en donner la clé.
Les termes de ce langage, en fait, ne sont pas des paroles mais des actes d'une violence inouïe: ceux du dehors, comme les cataclysmes et les splendeurs de la nature, les crimes et les fatalités cruelles de l'Histoire, ceux du dedans, comme le ravissement de l'amour qui accompagne toute naissance ou l'insupportable férocité de la souffrance qui prélude à toute mort.
Au milieu du tohu-bohu qui nous entoure et nous secoue, resplendissaient les arts créateurs, dont le rôle est de transformer cette violence et cette douleur en signification, d'apprivoiser même l'horrible pour en faire un breuvage enivrant, de même que la distance change en un jour d'été radieux l'insoutenable incandescence du soleil.
Pour ma part je n'avais ni le don de peindre les miracles du visible, ni d'inventer des sortilèges auditifs, mais j'étais fasciné par le langage poétique, proche de la musique par ses sonorités et ses cadences, proche du dessin par le tracé des signes."
Jean Tardieu, Margeries. Poèmes inédits (1910-1985), Avant-propos p.7-9, Gallimard, 1986

3 commentaires:

rr a dit…

Quel plaisir, cette visite chez Glenn Gould !
Très stimulant ce merveilleux grain de folie. Aujourd'hui, je l'écoute comme annonciateur de l'espérance et de la joie de Pâques.
C'est ainsi que je le ressens ce matin.
Joyeuses Pâques à vous tous !

lionel a dit…

Merci RR d'avoir déjoué avec Bach la tentation de demeurer prostré dans la Passion. Ne sommes-nous pas parfois tentés de demeurer recroquevillés dans une posture compassionnelle et parfois confortable. J'arrive à peine d'une célébration oucuménique en milieu hospitalier. L'agonie du Christ en Jean 18 nous a servi de trame pour la prière. Quelle tristesse, quelle souffrance, nos mines ternissaient par avance la joie de la Résurrection. Avons-nous peur de l'Espérance?
Alors simplement ce soir, je lis votre commentaire RR qui me réveille ou qui m'éveille à l'Espérance ( il était temps bien que nous ne soyons que vendredi). Je prends donc la peine de visionner la premier extrait où Glenn Gould est pris en flagrant délit d'adoration. Une force mystique se dégage de cet homme qui se bat, se déchaîne seul avec sa grande technique à s'accorder à son maître, sans ne plus rien voir d'autre, (seul le chien rappelle à l'autre vie), que de parfaire aux désirs de son maître. Son talent provient de plus loin que les inombrables heures passées au clavier, je suppose. Dans cette bande-vidéo, je ressens fortement que Glenn Gould s'est abandonné à son maître et n'a plus qu'un seul désir que de lui plaire. Non pas qu'il souhaite le séduire pour être le premier d'entre les interprètes. Il s'évertue jusqu'au supplice car il sait que sa fidélité peut le conduire au mystère de son maître. Glenn Gould pénètre la musique de Bach, il ne la joue plus, il l'incarne. Pour parvenir à ce niveau d'ascèse, il a fallut abandonner tout ou partie de sa raion, peut-être de sa personne. Je ne sais pas si Glenn Gould était chrétien. Je ne sais pas s'il vivait la musique de Bach comme une louange au seul Créateur, mais ce que je crois c'est qu'il cherchait Bach tout en entier. Plus que la musique du maître, il voulait toucher son secret, son animation créatrice, son âme. Les allures d'aliéné, les postures du délire de l'interprète ne sont rien d'autre que l'oubli de soi. Oui, je crois que Glenn Gould est parvenu à s'oublier pour toucher la tunique pourpre de son maître, lorsque sa musique devient lumière. Merci Bach et Glenn.
Merci Alkaly, merci RR, pour vos choix et vos rappels à l'évidence de l'Espérance.
Belle route vers la Lumière pour tous.

lionel a dit…

Je suis très touché par Jean tardieu lorsqu'il évoque "le naïf plaisir de vivre" d'une partie de son enfance. Cette expression me semble d'une incomparable justesse pour dire l'état d'insolente béatitude dans lequel nous pouvons passagèrement nous trouver jusqu'à la prise de conscience subite ou progressive de la réalité de notre humanité dans ses limites spatio-temporelles. L'intangible succession des jours et des nuits conduit à "cette alternance coutumière qui n'a rien de rassurant". Dès lors la course -poursuite est engagée dans l'espace inextensible d'un passé qui n'est plus et d'un futur improbable qui n'est pas encore. Le présent devenant alors l'impalpable espace de nos vies, l'incosolable état de notre existence antémaléfique. Parcequ'il a perdu dans le temps sa libération, l'homme-prisonnier de sa temporalité s'est inventé la liberté. Cette valeur supérieure souvent rendue égale à l'amour, ce piètre pis-aller compensateur de la libération maitient l'homme dans une illusion d'être et de devenir. L'etat de nudité évoqué en Genèse 3 n'est-il point la réalité d'un état premier où l'inscouciance règne, où " l'homme et la femme étaient tous deux nus, et ils n'en avaient point honte". Les sentiments, tous éphémères, surviennent avec la prise de conscience d'une certaine finitude dans l'espace temps qui nous est donné à vivre et à percevoir. A défaut de libération perdue, l'homme aspire pompeusement à la liberté. Triste consolation d'une espèce qui se débat sans prise sur le mal essentiel, le temps, ou du moins sa perception. La liberté de la connaissance contre la Libération. Cet échange malheureux pousse l'homme à la créativité comme volonté immanente de comprendre en traduisant ce qui nous est donné à vivre. Remodeler le naturel renforce l'illusion d'une prise sur le réel. Jean Tardieu dit trouver son secours dans "le tohu-bohu" de la vie au travers des arts créateurs. Cependant, l'art, "ce breuvage enivrant" fut-il créateur parvient tout juste à remplir une fonction antalgique, au mieux de psychotrope pour adoucir ou fuir l'insupportable état de notre temporalité. Remodeler le monde, tenter de le traduire renforce l'idée de maîtrise, l'artiste devenant un chercheur, un appendice précurseur de l'homme-dieu. Qu'ils soient premiers, créateurs, libéraux ou mineurs, les arts demeurent tous récréatifs. Outre l'illusion de maîtrise sur une vie recréee, remodelée, ils distraient. L'art récréatif offre une pause fugitive dans la course-poursuite engagée, un espace libérateur comme ersatz de libération. L'art est la cour de récrétion de notre espèce qui l'instant né qui déjà n'est plus aspire à se libèrer du carcan spatio-temporel, tout comme les cohortes d'élèves s'agitent en hurlant le temps de la pause pour se libérer des tension imposées des heures durant par les intraitables maîtres du savoir.
Dans l'apocalypse au chapître 4, verset 8, la Parole ébauche à notre entendement la disparition des espaces: " les quatre êtres vivants ont chacun six ailes, et ils sont remplis d'yeux tout autour et dedans. Ils cessent de dire jour et nuit: saint , saint , saint et le Seigneur Dieu, le Tout-Puissant, qui était, qui est et qui vient!". La disparition de la temporalité et de l'espace comme promesse et élément annonciateur de la Vie Eternelle. Au chapître 22, verset 5 : " Il n'y aura plus de nuit; et ils n'auront besoin ni de lampe ni de lumière, parceque le Seigneur les éclairera. Ils régneront aux siècles des siècles". La promesse de Vie Eternele se dit peut-être dans l'inintelligible Espérance de la disparition de notre conception de l'existence telle que notre perception nous l'impose dans l'espace et le temps.

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...