lundi 19 décembre 2011

TENIR PAROLE

"—Il faudrait donc dire que l'homme (…) en face de l'homme n'a pas d'autre choix que de parler ou tuer.
—C'est peut-être en effet la brutalité sommaire de cette alternative qui nous aiderait le mieux à nous approcher d'un tel instant: s'il arrive jamais que le moi tombe sous cette mise en demeure, la parole ou la mort, c'est qu'il est en présence d'autrui.
— Mais il faudrait donc dire aussi que la distance absolue qui "mesure" le rapport d'autrui à moi  est ce qui appelle en l'homme l'exercice du pouvoir absolu: celui de donner la mort. Caïn tuant Abel, c'est le moi qui, se heurtant à la transcendance d'autrui (ce qui en autrui me dépasse absolument et qui est bien représenté, dans l'histoire biblique, par l'incompréhensible inégalité de la faveur divine), essaie d'y faire face en recourant à la transcendance du meurtre.
—Mais ces deux transcendances sont-elles de même ordre, et que peut signifier leur débat? A Abel Caïn dit: ce par quoi tu prétends me dépasser, ta dimension d'être infini et absolument extérieur, cela qui te met hors de ma portée, je te montrerai que j'en suis le maître, car, en tant qu'homme de pouvoir, je suis maître aussi de l'absolu, et j'ai fait de la mort ma possibilité.
— C'est que, pour Caïn, cette présence infinie d'Abel qui lui fait obstacle comme une chose est donc vraiment une chose appartenant à Abel et dont il s'agit de le priver. Et, en un sens, cela n'est pas faux: cette présence, c'est aussi l'heureuse fortune d'Abel, la bénédiction, le troupeau qui se multiplie. Dès que la présence de l'autre en autrui n'est pas accueillie par le moi comme le mouvement par lequel l'infini vient à moi, dès que cette présence se referme sur autrui comme propriété d'autrui établi dans le monde, dès qu'elle cesse de donner lieu à la parole, la terre cesse d'être assez vaste pour pouvoir contenir à la fois autrui et moi, et il faut que l'un des deux rejette l'autre — absolument.
—Je remarque que Caïn, lorsqu'il veut s'expliquer avec Abel, lui dit: "Allons au dehors", comme s'il savait que le dehors, c'est le lieu d'Abel, mais aussi comme s'il voulait le reconduire à cette pauvreté, à cette faiblesse du dehors où toute défense tombe."


Maurice Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, 1969, pp.86_87

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