mercredi 9 septembre 2020

Ainsi me laissais-je vivre

 Non, ce n'était pas un exil doré, loin de là. Pourtant, je n'avais aucune raison de me plaindre. La succession répétitive des jours et des nuits.qui semblait ennuyer certaines personnes autour de moi, ne me faisait ni froid ni chaud. Je me laissais vivre, sans rien exiger de la vie ni des gens, tout simplement vivre. J'avais besoin de très peu de choses, car j'avais la chance d'avoir un toit et l'opportunité de ne pas mourrir de faim, contrairement à mes compagnons de route avec qui j'avais réussi, un an plus tôt, à fuir le régime totalitaire qui sévissait dans mon pays, la Guinée. —Je sais ce que c'est de vivre dans la rue, j'en ai bavé avec eux, avant de rencontrer par un heureux hasard, Monsieur F., un notable sénégalais installé en Cote d'Ivoire et qui connaissait ma mère!

Un mot à propos de Monsieur F. C'était un bel homme, grand et bien en chair. C'était un haut fonctionnaire. Il possédait une grande demeure, avec des chambres séparées pour ses trois épouses. Oui, oui, Monsieur F. était polygame, avec treize enfants. Il me considérait comme l'un d'eux, je me suis demandé un temps s'il n'avait pas été l'amant de ma mère pendant ses séjours en Guinée. Mais, non, ça ne tient pas la route, je sais bien qui est mon père. 

Monsieur F. était, comme on disait dans le voisinage, un polygame heureux! Et quoi que je n'eus pas un  rond dans les poches, je me considérais à l'image de mon généreux hôte comme un homme heureux, dans une ville en plein essor, Abidjan! Ville rêvée, ville fantôme aux milles paillettes, avec ses touristes d'un jour déambulant, marchandant, riant, criant "au voleur" quelquefois… Je regardais tout cela d'un œil amusé, comme un film sans scénario précis dont les acteurs se démenaient et se côtoyaient sans se rencontrer vraiment.

Mon rêve à moi, depuis quelque temps, me projetait ailleurs…Cet ailleurs, lorsque j'y pensais, avant d'être fixé dans un lieu, c'était d'abord un regard, un regard croisé quelques semaines plus tôt dans la salle de la grande bibliothèque de la ville où je me rendais chaque après-midi. Un regard qui ne me quittait plus, et aussi une voix. Qui était-ce ? D'où venait-elle ? Se souvenait-elle de moi ? Des jours, des semaines passèrent sans aucune nouvelle apparition de ma bien-aimée, car je l'aimais déjà, j'en étais sûr. Pourtant, je tournais en rond, aux aguets…Jusqu'à ce jour inoubliable, à jamais gravé en moi. Je cherchais dans les rayonnages un livre de Sartre "L'existentialisme est un humanisme" qu'un ami m'avait conseillé comme un ouvrage incontournable. J'étais absorbé dans ma recherche quand soudain je sursautai : presque collée à mon oreille gauche, une voix que je reconnus tout de suite : 

—Vous cherchez quelque chose ? me demanda-t-elle. -Ô douceur ! Ô miracle !- J'entendis un livre échouer au sol, mes mains ont dû lâcher prise… En me retournant, nous étions si proches l'un de l'autre que les mots sortirent de ma bouche sans me prévenir : 

—Oui, vous…! lui murmurai-je. 

Elle me regarda, je la regardai, nos regards cette fois-ci ne se croisèrent pas ils demeurèrent l'un dans l'autre, avant qu'elle ne me sourit. J'ai dû me reprendre, cependant, ne sachant pas —c'était trop beau pour être vrai— si elle éprouvait ce que je ressentais de mon côté : 

—Excusez-moi, je voulais dire Sartre, je cherche… c'est cela, je cherche… 

—Vous cherchez un livre de Jean-Paul Sartre ? 

—Oui, c'est cela, c'est exactement cela…!

Ainsi se transformait mon rêve. Ainsi s'ouvrait pour moi et pour M. une savoureuse histoire d'amour…


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 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...