"(…) contrairement aux apparences, la finitude est une idée abstraite. L'idée qu'il me faudra bien mourir un jour, je ne sais pas quand, ni comment, véhicule une certitude (mors certa, hora incerta) trop flottante pour mordre sur le désir — sur ce que j'appellerai plus loin (en distinguant les deux termes): désir d'être, effort pour exister.
Je sais tout ce qui a été dit et écrit sur l'angoisse du ne plus être un jour. Mais, si le chemin doit être repris de la finitude acceptée, c'est après avoir lutté avec l'imaginaire de la mort dont je n'ai dit encore qu'une figure, l'anticipation intériorisée du mort de demain que je serai pour les survivants, mes survivants.
Une deuxième signification s'attache au mot mort. Le mourir comme événement: passer, finir, terminer. Pour ma part, mon mourir de demain est du même côté que mon être-déjà-mort de demain. Du côté du futur antérieur. Ce qu'on appelle moribond n'est tel que pour celui qui assiste à son agonie, qui peut-être l'assiste dans son agonie (…).
Me penser moi-même comme un de ces moribonds, c'est m'imaginer comme le moribond que je serai pour ceux qui assisteront au mourir. Toutefois la différence entre ces deux situations imaginaires est grande. Assister à la mort est plus précis, plus poignant que simplement survivre. Assister est une épreuve ponctuelle, événementielle. Survivre, c'est un long trajet, au mieux celui du deuil, c'est-à-dire de la séparation acceptée du défunt qui s'éloigne, se détache du vivant pour que celui-ci survive. Mais, enfin, c'est encore pour moi une anticipation intériorisée, la plus terrifiante, celle du moribond que je serai pour ceux qui assisteront à ma mort, qui l'assisteront.
Eh bien! je dis que c'est l'anticipation de l'agonie qui constitue le noyau concret de la "peur de la mort", dans toute la confusion de ses significations empiétant l'une sur l'autre.
C'est pourquoi je voudrais me confronter d'abord avec cette idée de la mort comme agonie anticipée. Pour cela je m'efforcerai de délivrer l'inévitable anticipation du mourir et de l'agonie elle-même de l'image du moribond dans le regard de l'autre. M'y aidera d'abord le témoignage de médecins "spécialisés" dans les soins palliatifs accordés à des sidaïques, des cancéreux incurables, bref, des malades en phase terminale.
Ils ne disent pas qu'il est facile de mourir. Ils disent deux ou trois choses qui me sont très précieuses. D'abord, ceci: tant qu'ils sont lucides les malades en train de mourir ne se perçoivent pas comme moribonds, comme bientôt morts, mais comme encore vivants (…).
Encore vivants, voilà le mot important.
Ensuite, encore ceci: ce qui occupe la capacité de pensée encore préservée, ce n'est pas le souci de ce qu'il y a après la mort, mais la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie à s'affirmer encore. Les ressources les plus profondes de la vie: qu'est-ce à dire ? Ici j'anticipe. Je ne peux pas ne pas anticiper. Car c'est cette expérience qui va m'aider à dissocier l'anticipation de l'agonie de l'anticipation du regard porté par un spectateur extérieur sur le moribond.
L'agonisant comme distinct du moribond. Le fond du fond du témoignage du médecin de l'unité de soins palliatifs est que la grâce intérieure qui distingue l'agonisant du moribond consiste dans l'émergence de l'Essentiel dans la trame même du temps de l'agonie.
Ce vocabulaire de l'Essentiel m'accompagnera dans toute ma méditation.
J'anticipe, j'anticipe encore: l'Essentiel, c'est en sens le religieux ; c'est, si j'ose dire, le religieux commun qui, au seuil de la mort, transgresse les limitations consubstantielles au religieux confessant et confessé. Je le dirai assez, je ne méprise pas ce que j'appelle, pour faire vite, les "codes" ; non, mais le religieux est comme un langage fondamental qui n'existe que dans des langues naturelles, historiquement limitées. De même que chacun naît dans une langue et n'accède aux autres langues que par un apprentissage second, et le plus souvent, seulement par la traduction, le religieux n'existe culturellement qu'articulé dans la langue et le code d'une religion historique ; langue et code qui n'articulent qu'à condition de filtrer, et en ce sens de limiter cette amplitude, cette profondeur, cette densité du religieux que j'appelle ici l'Essentiel.
Cela dit, ce dont témoigne le médecin de l'unité de soins palliatifs, c'est la grâce accordée à certains agonisants d'assurer ce que j'ai appelé la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie dans la venue à la lumière de l'Essentiel, fracturant les limitations du religieux confessionnel.
C'est pourquoi, observe ce témoin, il n'est pas important, pour la qualité de ce moment de grâce, que l'agonisant s'identifie, se reconnaisse — aussi vaguement que le permet la conscience déclinante —comme le confessant de telle religion, de telle confession.
Ce n'est peut-être que face à la mort que le religieux s'égale à l'Essentiel et que la barrière entre les religions, y compris les non-religions (je pense, bien sûr, au bouddhisme) est transcendée".
Paul Ricœur, Vivant jusqu'à la mort. Suivi de Fragments. Seuil, 2007, pp.40-45
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