mardi 8 septembre 2009

Mon salut de peine à l'Ami Jean-Michel

Douleur!(1)

Mon cher Jean-Michel, la nouvelle de ta mort, attendue et redoutée à la fois, est tombée ce matin comme un cailloux dans mon cœur. En pleine réunion, je suis devenu soudain absent à moi-même, plombé d'émotion et incapable de le dissimuler… Je suis parti.

"Voici le moment où le lac gèle à partir de ses rives et l'homme à partir de son cœur."


La première fois que je l'ai lue, cette phrase (extraite du recueil de poèmes de l'écrivain Tchèque Vladimir Holan), c'était il y a une douzaine d'années, suite à une autre perte, celle de mon épouse, qui me plongea pendant longtemps dans une brume cotonneuse, où je n'échappai à l'effondrement que grâce à la présence de mes enfants et à l'amitié soutenante des uns et des autres.
Nous ne nous connaissions pas encore, toi et moi, cela arrivera quelques années plus tard en région parisienne grâce à une amie commune qui a eu la gentillesse de me présenter "l'artiste-peintre"Aquino, ton nom d'emprunt. Depuis ce jour, presque tout le temps, nous avons été en lien; tu m'as introduit dans ton milieu à la fois simple et raffiné, vrai comme toi, drôle, ouvert et libre…
De mon côté, je t'ai laissé découvrir ou sentir ce qui me faisait vibrer à la vie, Dieu d'abord, mes enfants, mes amis, les livres, le jazz, la liberté (toujours à conquérir) de pouvoir penser par moi-même…
Nous nous sommes compris tout de suite et le temps n'a fait que renforcer notre amitié, malgré l'éloignement, toi au Maroc et moi à Nîmes.

Douleur!


Impossibilité et vanité du langage quand la mort frappe un être cher. On ne peut dire, je ne peux dire ici que des banalités, puisque l'essentiel (hors-langage) se dérobe.
Deux semaines plus tôt je suis venu te rendre visite à Paris, avec une amie, dans la clinique où tu étais sensé te reposer ; mais tu n'étais pas dupe, tu savais — on en a parlé — que la mort, ta mort était très proche. Alors, les yeux humides et la gorge nouée, nous avons parlé et préparé l'après. Tu n'étais pas vraiment croyant, mais tu me faisais confiance —je ne sais pas pourquoi —et tu tenais à ce que ce soit moi qui préside tes obsèques en présence de tes "nombreux" amis! Je me suis senti, tu as dû le voir car on ne se quittaient pas des yeux, soudain confronté à une impossibilité douloureuse de prendre la parole devant ton cercueil que j'imaginais, déjà, posé dans le Temple!
Mais comment dire non à ta demande ?

Douleur!


"Il se sentait desséché,
Comme une fontaine qui n'aurait pas eu assez de son eau,
Un barrage de sa rivière, une bouteille de son vin…
Et même quand il se disait 
Que le présent se succédait trop vite à lui-même
Pour n'être pas déjà le futur,
Il sentait que dans l'un aussi bien que dans l'autre
En fin de compte l'homme se mourrait,
S'il ne souffrait jusqu'au non-sens…
Et s'il souffre tant que cela, comment se fait-il
Qu'il ne pleure pas de lui-même
Comme parfois les cloches d'elles seules sonnent ?
Et pourtant il le fait…" (item, p.61)

Douleur!


Ce matin au téléphone avec ta mère nous avons convenu que le service religieux aura lieu le lundi prochain, au Temple de Villeneuve St Georges, où tu n'as pénétré de ton vivant, si mes souvenirs sont bons, qu'une ou deux fois. Tu as dû trouver que c'était suffisant. Peut-être que tu ne voulais pas en abuser tout simplement, comme certains peuvent abuser d'un bon vin…

Tu nous as donc donné rendez-vous (le dernier que tu aies fixé de ton vivant), à tes parents, amis et collègues dans un lieu de prière et de recueillement…
C'est certainement un message que tu nous adresses. Pour l'instant je ne peux pas, je ne veux pas le déchiffrer, et c'est peut-être mieux ainsi.
Voilà, Jean-Michel Blan/Aquino, mon ami, voilà mon salut de peine et de parole incertaine.
Tu es resté vivant jusqu'à la mort, comme dirait Paul Ricœur. Repose en paix maintenant. Ton œuvre survivra, car elle se réinscrit désormais dans le temps immortel, "temps trans-historique de la réception de l'œuvre par d'autres vivants qui ont leur temps propre."2
Nous voici devenus des veilleurs!

Alkaly

Ps: je conserve, bien sûr, ton site sur le blog 3, à moins que cela te dérange. Tu me le diras, hein ?

(1)Vladimir Holan, Douleur, éditions Metropolis, 1994
(2) Paul Ricœur, Vivant jusqu'à la mort, Seuil, 2007
(3) http://www.artmajeur.com/blankino

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...