mercredi 28 août 2013

Il y a 50 ans: Martin Luther King.

"Au début du boycottage des autobus à Montgomery en Alabama, nous avions organisé un pool volontaire de voitures pour conduire les gens à leur travail et les en ramener. Pendant onze longs mois, ce système fonctionna étonnamment bien. Le maire Gayle donna alors au département juridique de la ville instruction de mettre en branle les dispositions qui paraîtraient aptes à mettre fin aux opérations du pool de voitures ou à tout système de transport issu du boycottage des autobus. Une audience fut fixée au mardi 13 novembre 1956.
A notre réunion de masse hebdomadaire, qui avait été prévue pour le soir avant l'audience, j'eus la responsabilité d'avertir les gens que le pool de transport serait probablement interdit. Je savais qu'ils avaient volontairement accepté de souffrir pendant près de onze mois, mais pouvais-je leur demander maintenant d'aller à leur travail et d'en revenir à pieds ? Et sinon, serions-nous forcés d'admettre que notre protestation avait échoué ? Pour la première fois, je tremblai de paraître devant eux.
Lorsque vint le soir, je rassemblai assez de courage pour leur dire la vérité. J'essayai cependant de conclure sur une note d'espoir. "Durant tous ces mois, leur dis-je, nous avons agi en croyant hardiment que Dieu est avec nous dans notre lutte. Les multiples expériences des jours passés ont justifié cette foi de façon merveilleuse. Ce soir, nous devons croire qu'une voie s'ouvrira là où il n' y en a pas." Mais je pus sentir le vent froid du pessimisme passer sur l'auditoire. La lumière de l'espoir était sur le point de s'éteindre et le flambeau de la foi vacillait.
Quelques heures plus tard, devant le juge Carter, la ville soutint que nous dirigions sans autorisation une "entreprise privée". Nos avocats firent brillamment valoir que le pool de voitures était un plan d'entraide volontaire organisé comme service gratuit par les Eglises noires. Il fut cependant vite évident que le juge Carter rendrait son jugement en faveur de la ville.
A midi, durant une brève interruption, je remarquai une agitation inhabituelle dans la salle du tribunal. Le maire Gayle fut appelé dans l'arrière-salle. Plusieurs journalistes entraient et sortaient de cette salle avec excitation. Soudain l'un d'eux vint vers la table où, en ma qualité d'inculpé principal, j'étais assis avec les avocats. "Voici la décision que vous attendiez, me dit-il. Lisez cette mise en liberté."
Plein d'anxiété et d'espoir, je lus ces mots : "A l'unanimité la Cour Suprême des Etats-Unis a aujourd'hui déclaré inconstitutionnelle la ségrégation dans les autobus à Montgomery en Alabama." Mon cœur bondit, dans une joie inexprimable. L'heure la plus sombre de notre lutte était devenue la première heure de la victoire. Dans le fond du tribunal, quelqu'un cria : "Le Dieu tout-puissant a parlé de Washington !"
L'aube viendra. Désappointement, tristesse et désespoir sont nés à minuit, mais le matin vient ensuite. "Le soir arrivent les pleurs, dit le psalmiste, et le matin l'allégresse." Cette foi disperse les assemblées de désespérés et apporte une lumière nouvelle dans les sombres recoins du pessimisme."

Martin Luther King, La force d'aimer, éditions Casterman, 1964, pp.86-87

vendredi 16 août 2013

L'utilité de l'Inutile

Il n'a l'air de rien, format minimaliste, couverture rouge—apparemment juste un simple manifeste—, et pourtant L'utilité de l'Inutile peut figurer parmi les ouvrages importants publiés ces derniers temps!
Ouvrir ce livre, c'est entreprendre un voyage inédit et riche en compagnie de grands penseurs, philosophes et écrivains—tous, chacun à sa façon, montrent "comment l'obsession de posséder et le culte de l'utilité finissent par dessécher l'esprit…"
La seconde partie de l'ouvrage adjoint un essai "brillant" d'Abraham Flexner, traduit pour la première fois en français.
Je vous laisse avec cette citation d'Eugène Ionesco—parmi plusieurs autres réflexions contenues dans ce précieux ouvrage de Nuccio Ordine:
"Regardez les gens courir affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l'air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet, connu à l'avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c'est pareil. L'homme moderne, universel, c'est l'homme pressé, il n'a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu'une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c'est l'utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l'utilité de l'inutile, l'inutilité de l'utile, on ne comprend pas l'art ; et un pays où on ne comprend pas l'art est un pays d'esclaves ou de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n'y a pas l'humour, où il n'y a pas le rire, il y a la colère et la haine."

Nuccio Ordine —Abraham FlexerL'Utilité de l'inutile, éditions Les Belles Lettres, 2013

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...