"La philosophie est le contraire de tout apaisement et de toute assurance. Elle est le tourbillon dans lequel l'homme est entrainé vertigineusement (…) C'est précisément parce qu'elle est quelque chose d'ultime et d'extrême que la vérité d'une telle compréhension a pour constant et périlleux voisinage l'incertitude la plus haute. Nul être connaissant plus que celui qui philosophe ne se tient à chaque instant, nécessairement et avec une telle dureté, au bord de l'erreur. Celui qui n'a pas encore compris cela n'a encore jamais pressenti ce que philosopher veut dire. Ce quelque chose d'ultime et d'extrême est ce qu'il y a de plus périlleux et de moins sûr. Et cela s'accentue à présent par le fait que cette chose ultime et extrême doit être, de façon proprement évidente, ce qu'il y a de plus certain pour tout le monde; apparence sous laquelle la philosophie entre donc également en scène. Dans l'ivresse de l'idée de philosophie comme savoir absolu, on perd habituellement mémoire de ce périlleux voisinage du philosopher. Peut-être s'en souvient-on après coup, dans un déboire, sans que ce rappel devienne décisif pour agir. C'est aussi pourquoi s'éveille rarement l'attitude fondamentale véritable qui serait de taille à se mesurer avec cette ambiguïté la plus interne de la vérité philosophique. Nous ne connaissons absolument pas encore cela — cette élémentaire disposition pour le caractère périlleux de la philosophie. Parce qu'il n'est pas connu et est moins bien encore effectif, il y a rarement ou même jamais un dialogue philosophant parmi ceux qui s'occupent de philosophie mais ne philosophent pas. Aussi longtemps que manquera cette élémentaire disposition pour le péril interne à la philosophie, un débat philosophant n'aura jamais lieu, même si, dans des revues, quantité d'articles sont décochés les uns contre les autres. Ces articles veulent tous se démontrer réciproquement des vérités, et ils oublient ainsi la seule tâche véritable, celle qui est la plus lourde: faire entrer son propre Dasein et celui des autres dans une problématicité fructueuse."
M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Gallimard, 1992, p. 42