jeudi 25 mars 2010

Méditation: Jésus et le démoniaque.

Le commentaire que l'on va lire a été écrit pour une pastorale (rencontre entre pasteurs) qui a eu lieu le 2 mars 2010 à la Maison du Protestantisme à Nîmes.
Il est inspiré par l'évangile selon Marc chapitre 5, versets 1 à 9.
Le récit met en scène la rencontre entre Jésus et un homme « possédé d'un esprit impur ».
Je vous en propose ici une lecture possible parmi d'autres.
Inutile donc de préciser que cette lecture (très subjective) n'engage que son auteur.
On a affaire ici à une situation particulière, mais toute rencontre authentique n'est-elle pas une situation particulière, singulière?
Le "possédé" que rencontre Jésus on le placerait aujourd'hui dans la catégorie des "malades mentaux", avec les caractéristiques d'une psychose schizophrénique!
En disant cela, en cherchant à coller absolument un nom à ce "trouble fondamental de la personnalité" de l'homme qui s'avance vers Jésus, je me rends compte du risque que je prends, à l'image des contemporains de cet homme, de l'enfermer dans sa maladie, alors que pour Dieu (les grands récits de la Bible en témoignent tous), l'homme est toujours en devenir ; n'est-ce pas le sens de cet envoi de Dieu à l'adresse d'Abraham:
— "Va vers toi-même!"
Toute définition, aussi utile soit-elle, tend à  réduire la réalité à un état ou à un objet statique, qu'on peut par la suite utiliser, manipuler à souhait.
Cependant, il n'y a pas de souffrance sans symptôme ; avant tout traitement il est donc nécessaire, comme le fait ici l'évangéliste Marc, d'en décrire préalablement les signes :
— Premier signe que note Marc: L'homme vit, séparé des autres hommes, dans les tombes et les montagnes.
— Autre symptôme: les forces de l'homme sont comme décuplées: il rompt les chaînes et brise les fers par lesquels on cherche à le maîtriser.
 (On verra plus loin que contre les forces psychiques qui le maintiennent à l'état de dépendance absolue, ses propres ressources ne suffiront plus, il aura alors besoin d'un appui extérieur).
—Marc poursuit sa description: l'homme s'automutile avec des pierres, poussant des cris…
— Il fait preuve d'une forte agressivité envers Jésus, qu'il rencontre pourtant pour la première fois (?). Le possédé, manifestement, perçoit Jésus comme une force nuisible.
— Dernier symptôme relevé par Marc, très significatif en soi: la phrase énigmatique "Nous sommes légion". Idées délirantes ? L'homme a le sentiment d'être commandé par des forces étrangères…
— Diagnostic sans appel de Marc: il est possédé d'un esprit impur.
Autrement dit, il n'est pas normal.
Il semble que Marc ne fait que répéter ici ce que tout le monde pensait de l'homme à Géraza.
Donc, un cas chronique, qui demanderait un traitement particulier, mais que personne n'envisage au village.
On ne mélange pas les fous, pas plus que les lépreux, avec des gens normaux, c'est-à-dire saint de corps et d'esprit!
Les hôpitaux psychiatriques sont là pour nous le rappeler! Il y aurait beaucoup à dire ici à ce propos ; pour ne pas surcharger mon texte je renvoie le lecteur au dossier très documenté réalisé par Médiapart, http://www.mediapart.fr/ (site payant, hélas, mais toujours très bien documenté, avec des sources sûres) qui ouvre beaucoup de questions, notamment celle-ci: La psychiatrie est-elle une discipline normative ou humaniste ? Proposition des auteurs, à laquelle je souscris:
— "Pour soigner les schizophrènes, il y a d'autres voies que l'enfermement et le bracelet électronique. Organiser et penser le lien social, la relation aux autres, s'avère depuis longtemps plus efficace". 
Le danger auquel s'expose la politique de l'enfermement et de l'exclusion, c'est d'oublier que, quelle que soit sa trajectoire de vie, quels que soient les accidents de son parcours, l'homme n'est pas identifiable, réductible à son symptôme ou à son apparence ou même à son acte.
Cela ne veut pas dire que cet homme, sortant du tombeau, ne représente pas un danger pour les autres, et surtout pour lui-même.
Mais, au-delà du diagnostic et du traitement, ce qui m'intéresse ici avant tout, en tant que lecteur, c'est ce qui se passe entre cet homme-là et Jésus, c'est la manière dont ils s'y prennent tous les deux pour établir le contact , c'est le comportement de Jésus dans une situation de tension où la rupture peut advenir à tout moment, et comment cela vient me toucher, m'interpeller dans ma manière d'être, dans ma façon d'entrer et de rester en relation avec mon environnement, avec les autres, et avec Dieu.
D'emblée, ce qui me frappe dans le texte, c'est qu'il nous réserve beaucoup de surprises. 
Première surprise.
C'est le possédé qui fait le premier pas, c'est lui qui va vers Jésus. Il y a donc ce mouvement d' aller-vers Jésus qui me touche, qui m'interpelle. Moi qui ai souvent tendance, lorsque ma vie est secouée, à rester enfermé en moi-même. Il ne faut surtout pas que ça se voit, c'est mon problème!
Donc, d'emblée je suis frappé par ce mouvement d'aller au-devant de Jésus, de la part de quelqu'un qui ne sait plus dire "je" et qui vit dans l'extrême.
J'aime bien cette expression d'une amie qui, parlant des cas limites, me disait récemment: "je crois néanmoins en la permanence de l'être en eux".
Il y a quelque chose comme ça ici ; en effet voici un homme, il ne sait même plus comment il s'appelle, et néanmoins qui s'avance vers Jésus. Il y a cet élan vital vers Jésus, dû à quelque chose comme la permanence de l'être en lui, quelque chose que le mal n'a pas réussi à détruire, une autre réalité en lui, qui défie malgré lui, sans cesse la mort, qui mobilise l'homme vers Jésus comme vers quelqu'un qui peut le sauver de lui-même.
Pourtant, cet homme, par rapport à la norme sociétale ne compte pas, n'existe même pas comme faisant partie du corps social, il est condamné au néant, c'est-à-dire à n'être rien. Et pourtant, en lui, comme en chaque être vivant, il y a quelque chose qui l'élève au-dessus de lui-même, qui aspire à être reconnu, accueilli.
Mais qu'est-ce qui va soutenir cet élan, pour qu'il ne retombe pas, pour que cet homme réintègre pleinement le monde des vivants? Qu'est-ce qui va le faire revenir en lui-même pour se découvrir, peut-être, enfant de Dieu ?
"Mon visage me regarde depuis les vitrines éclairées.
Et ne me reconnaît pas.
Je me perds entre des rides qui suivent des idées folles"…, écrit la poétesse Alda Mérina.
Au cours de mes visites en milieu psychiatrique, je suis souvent étonné et touché à la fois de constater que ces personnes que l'on considère comme des "sujets" à risques parce que sévèrement perturbés, ont presque tous ce mouvement spontané d'aller-vers le visiteur.
Une marque de survie naturelle ? Un besoin de relation et d'accueil ? 
Je crois l'entendre souvent, ce besoin, lorsque je suis apostrophé (presque à chaque visite):
— "Vous, qui êtes-vous?".
Brusquement, grâce à cette question, je sors de l'anonymat, je me sens exister pour l'autre, qui me convoque à cet instant à dévoiler mon identité pour lui, à exister pour lui. Ce faisant, lui-même prend de la consistance, se positionne, temporairement, comme un vis-à-vis.

Pour reprendre une expression de Maldiney, c'est seulement dans le regard (et non sous le regard) de l'autre que nous existons vraiment.

Dans le récit de Marc, contrairement aux patients de l'hôpital psychiatrique,
—le possédé "sait" a priori qui est Jésus: mais Jésus, lui, a priori ne sait pas qui est l'homme qui s'avance vers lui, puisqu'il va lui demander de se présenter.
On peut donc dire que Jésus ne vient pas à l'homme avec un savoir sur lui, en tout cas il ne le met pas en avant ; ce qu'il voit c'est un homme qui s'approche de lui et qui a l'air d'être en grande détresse. C'est une attitude phénoménologique: une attitude dépouillée de tout projet sur l'autre, lui permettant d'exprimer lui-même son besoin.
C'est une attitude fréquente chez Jésus. Ça laisse ouvert à plein de possibilités.
C'est donc l'homme qui, à la question de Jésus "quel est ton nom?", lui dira qu'ils sont légion, c'est-à-dire fondamentalement qu'il n'est pas libre, qu'il y a d'autres esprits avec lui dans son propre corps ou esprit.
 Ainsi, Jésus, par son mode de questionnement "désintéressé", offre à l'homme la possibilité de mettre des mots, à lui, sur ce qu'il vit, lui.
Alors que, jusqu'ici, on parlait à la place de l'homme, on disait de lui et pour lui des choses, Jésus, quant à lui, reste à sa place et demande à l'homme de parler de là où, lui, Jésus, ne peut le rejoindre pour l'instant. Autrement dit, il cherche à aider l'homme à sortir de l'indifférencié…, pour retrouver sa propre spécificité. C'est un autre regard.
Jean-Paul Sartre, à travers l'analyse de l'expérience du regard, avait bien montré comment le regard de l'autre sur moi peut me déposséder, et me réduire à l'état d'"un objet pour autrui", dans lequel ma liberté de sujet et ma spécificité disparaissent. 
Jésus apprend alors, de la bouche même de l'homme, que celui-ci vivait une cassure à l'intérieur de lui-même; bref, qu'il était émietté en une multitude d'identités!
Ce moment du pré-contact est important.
On sent déjà qu'il va y avoir du nouveau.
Mais, pour qu'il y ait du nouveau, il faut que je sois capable d'identifier mon besoin, ensuite seulement je peux faire des choix, c'est-à-dire m'orienter, prendre une direction, celle où je peux effectivement satisfaire mon besoin en tenant compte des possibilités qu'offre l'environnement.
L'homme ressent manifestement quelque chose en allant vers Jésus, mais on ne sait pas de quoi il a besoin. Il ne paraît pas être en état de faire des choix.
C'est donc à Jésus d'être actif ici, de soutenir ce premier élan manifesté par l'homme (le mouvement d'aller-vers-Jésus) et d'aller à son tour au-devant de ce qui cherche à venir au jour.
Ainsi, loin d'être découragé par l'aspect repoussant de l'homme devant lui, Jésus reste en présence, réactive et soutient ce qu'il perçoit de vivant encore dans l'homme.
Comment ?
En le surprenant, en demandant son nom, pour que l'homme se surprenne lui-même. 
Quel est ton nom ? lui demande-t-il.
Réponse: — Mon nom est Légion!
Et oui, on apprend ainsi que le possédé ne fait pas que crier et menacer! Il sait aussi se dire
Spontanément et en quatre mots, il a déjà tout dit. En répondant "mon nom", l'homme vient de signer la mort des démons sur la question-document que vient de lui tendre Jésus!
Rien ne sera plus comme avant.
Etre "démoniaque", pour Jésus ce n'est pas un état définitif. Aucune pathologie ne justifie un enfermement à vie, une condamnation à errer indéfiniment dans les allées des cimetières. Certes, la vie de cet homme est violemment perturbée, mais est-il devenu pour autant inhumain? 
Ce regard empathique et bienveillant de Jésus m'aide à tenir, quand bien même je souhaiterais être ailleurs, face à la personne souffrante. 
Evidemment, aucune rencontre authentique ne se fait sans une certaine confrontation, sans un certain ajustement de part et d'autre. Cet homme souffrant que Jésus rencontre a, semble-t-il, soif de relation, mais ce besoin, cette soif, s’exprime de manière impétueuse et agressive, qui suscite davantage la peur que de la sympathie.
Ainsi, parfois, il m'est arrivé d'être bousculé par les questions de mes interlocuteurs, au sein de l'hôpital ou dans les maisons de retraite, qui demandent :
—Pourquoi ça leur arrive ce qu'il leur arrive?
Je fais ici l'hypothèse que ce que l'autre me demande à ce moment-là ce n'est pas LA réponse à sa question, mais peut être une manière pour lui de voir si je suis capable d'entendre son cri sans me défendre et sans le culpabiliser. Juste entendre.
Autre surprise que nous réserve le texte de Marc:
L’homme désire rencontrer Jésus, mais ses paroles sonnent comme une menace et incitent presque à le repousser et à s’éloigner de lui. Il me fait penser ici à ses personnes qui souhaitent qu'on les aime et qui font tout ce qu'il faut pour qu'on les déteste!
Etranger à lui-même (« Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux, dira-t-il à Jésus »), cet homme n'a pas trouvé aide, ni auprès de ses proches, et encore moins auprès de la société qui l'a, au contraire, relégué à vivre au milieu des tombes…
Et là, c'est contre lui-même qu'il se bat: il se scarifie, se frappe lui-même, se promène presque nu, comme s'il  n’avait plus de rapport conscient avec son corps, ne savait plus ce qu’est l’espace ou le temps, c’est un homme enragé, un exilé psychique et social. 
Quand il s'adresse à Jésus, sa parole est floue, codée, violente
 « Ne me tourmente pas ! »,lui crie l'homme. 
On se demande ce que va pouvoir faire Jésus?
D'abord, il entend autre chose que ce que semble signifier a priori les mots du possédé. Il entend ce cri comme celui du désespoir, comme celui du dernier recours: si tu ne me sauves pas, Jésus, ici et maintenant, mon tourment sera sans fin.
Jésus entend et soutient les cris de l'homme, lui demande son nom, cherchant visiblement à le rendre conscient de lui-même. Puis, il le guérit non de manière magique, mais par la parole: d'abord, il redonne la parole à l’homme et écoute celui que plus personne ne voulait voir ni entendre.
Puis, il ordonne au mal de sortir de la vie de cet homme! Et il sort!
La suite, nous la connaissons, et je ne la commente pas, car pour moi l'essentiel vient de se jouer là entre Jésus et l'homme.  
On retrouve, à la fin du récit, l'homme assis, vêtu et saint d'esprit.
Quand je relis cette histoire, je me sens plein de confiance. Car je me dis que si Jésus peut faire cela avec une personne à risque qu'il visite, il peut le faire aussi avec moi, avec chacun de nous. Sa présence nous interpelle sur nos choix de vie, et sa parole soutient et nourrit notre élan vital chaque fois que nous entrons en dialogue avec lui, par la foi.
Par ailleurs, chaque visite que nous rendons aux personnes isolées, malades, endeuillées, c'est d'une certaine manière pour demander "quel est ton nom?", c'est pour les aider à se différencier de leur isolement, de leur maladie, de leur deuil. C'est aussi pour leur dire que la communauté ne les oublie pas.
En laissant Dieu nous libérer de ce qui nous bloque dans nos contacts avec les autres, ce qui empêche la vie de circuler, nous pourrions mieux ressentir sa présence et nous laisser conduire à cette place-là, là où se trouve Jésus dans le récit :
—La place d'accompagnant, de celui qui se laisse approcher; la place de celui qui fait l'effort de comprendre la personne en souffrance sans condescendance, sachant que chacun de nous peut aussi se trouver un jour à cette place-là!
La place de Jésus dans le récit n'est pas une place revendiquée, c'est arrivé comme ça, Jésus se trouvait là au bon moment et à l'endroit qu'il faut.
Quant à l'homme, il poursuivra son chemin, fera des projets, construira sa vie, partagera son expérience, sa rencontre avec Jésus: une chose est sûre, il n'oubliera jamais cette rencontre qui a changé sa vie!




 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...