dimanche 27 juin 2010

Nourrir son corps/Nourrir son âme

"Il est conté que Zhuangzi, flânant dans l'enclos aux châtaigniers (…), voit une "pie étrange" fondant sur lui jusqu'à l'effleurer, en dépit de l'ampleur de ses ailes et de la taille de ses yeux. 
Cet oiseau a des ailes immenses et, pourtant, voilà qu'il ne peut voler loin, s'étonne Zhuangzi ; il a des yeux gigantesques et pourtant ne m'a pas vu… Il est manifeste que cet oiseau n'a soudain plus su faire usage de ses capacités naturelles, mais pourquoi ?
Zhuangzi, retroussant sa robe et se précipitant, l'arbalète à la main, s'en vint guetter. Or voilà ce qu'il vit: une cigale venait de trouver un bon coin frais et "s'oubliait elle-même"; une mante se préparait à attraper la cigale, cramponnée à une feuille pour s'en faire un écran, et oubliait, elle aussi, de veiller sur "son propre être"; quant à la pie, elle avait suivi ces deux insectes en ne songeant qu'à profiter de cette occasion pour s'en saisir: c'est l'appât de ce profit qui lui avait fait "oublier", à elle aussi, sa "vraie nature".
Or, Zhuangzi, courant après la pie, n'a-t-il pas fait de même ?
Il en serait resté troublé, nous rapporte-t-on, durant des jours… Car, poursuivant un gain extérieur, ou du moins sacrifiant à sa curiosité, qui le tournait et l'épanchait grossièrement vers le dehors, il a négligé, non pas sa conscience (ou son être moral, ou son aspiration idéale, etc.), mais ce qui constitue "sa personne propre", son "moi" individuel et tel que, débarrassé de toute dissipation au-dehors, il devient "authentique". Au point, lui aussi, de mettre en péril, par "oubli" de le "garder", comme cela s'est enchaîné et forme série dans cette histoire, son être vital".
François Jullien, Nourrir sa vie à l'écart du bonheur, Seuil, 2005, p. 19



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