"J'ai demandé — en vain — une aide à un moment particulier, un jour particulier. "A un moment donné", on dit cela ; mais quand le moment me fut-il donné ?"
Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, 1979, p.75.
dimanche 28 novembre 2010
vendredi 19 novembre 2010
La reconnaissance comme identification
"Un objet, un animal, une personne appartenant à notre environnement entre dans notre champ de vision, en sort soudain et, après un laps de temps, réapparaît; nous disons: c'est le même, c'est bien le même. Les allées et venues des êtres animés sont l'occasion ordinaire de cette expérience familière.
Par rapport aux expériences précédentes, le rôle du temps a changé: la succession n'est plus enclose dans le parcours des profils sous la prise d'un regard ininterrompu qui tient sous sa garde l'objet que les doigts font tourner.
La disparition soudaine de l'objet le fait sortir du champ du regard et introduit une phase d'absence que le sujet percevant ne maîtrise pas; une menace se profile: et si l'objet, l'animal, la personne ne réapparaissait pas ?
Perdre un chat, comme le déplore le jeune Balthus dans les dessins pathétiques qui ont fait la joie de Rainer Maria Rilke(1), peut symboliser toutes les pertes, y compris celle des personnes qui ne reviendront pas: personnes disparues par fuite ou fugue, personnes défuntes.
Sur toute disparition plane l'ombre de la mort. Les simples allées et venues des êtres animés nous épargnent à des degrés variables ces affres de l'angoisse du non-retour, du disparaître définitif. Il y a comme une grâce des choses qui "veulent" bien revenir; mais il y a aussi la fantaisie des choses qui disparaissent et réapparaissent à leur gré: les clés de la maison ou de la voiture, par exemple…
Dans le cas le plus favorable, celui des allées et venues familières — et souvent familiales — , la chaîne de l'apparaître, du disparaître et du réapparaître est si bien nouée qu'elle donne à l'identité perceptive un aspect d'assurance, voire de réassurance, à l'égard de la foi perceptive; la distance temporelle, que la disparition étire et distend, est intégrée à l'identité par la grâce même de l'altérité.
Echapper pour un temps à la continuité du regard fait de la réapparition du même un petit miracle.
Je tiendrai pour une expérience temporelle plus complexe le cas où la phase de disparition donne lieu à des changements tels dans l'apparence de la chose qui se trouve réapparaître que nous parlons alors d'altération. C'est à des occasions de ce genre que nous commençons à employer à bon escient le mot "reconnaître" qui pourrait paraître inapproprié aux situations perceptives précédentes.
Kant n'avait pas tort, au paragraphe 7 de l'Esthétique transcendantale, dans la section "Temps", de prendre en compte l'objection, tirée du phénomène de changement, contre la thèse de l'idéalité du temps; et il pensait s'en débarrasser en accordant la réalité empirique du temps, sans rien concéder sur l'essentiel: à savoir que les choses changent dans le temps qui lui-même ne change pas. Or l'expérience vive propose un exemple où l'aspect menaçant s'attache à la fois au changement et au temps qui passe. C'est cet aspect qui donne à la reconnaissance une dimension pathétique que la littérature explore et que nos lexiques n'ignorent pas.
A cet égard, la reconnaissance des personnes se distingue nettement de celle des choses, tranchant ainsi sur l'indétermination du "quelque chose" par quoi Descartes et Kant désignaient l'objectal des opérations de pensée.
Pour les choses, les reconnaître c'est pour une grande part les identifier par leurs traits génériques ou spécifiques; mais certains objets familiers ont pour nous une sorte de personnalité qui fait que les reconnaître, c'est se sentir avec elles dans un rapport non seulement de confiance mais de complicité. Les personnes en revanche se reconnaissent principalement à leurs traits individuels. C'est avec les personnes que la longueur du temps de séparation révèle ce pouvoir destructeur que la sagesse ancienne accordait au temps…
Le cas du vieillissement prend à cet égard valeur emblématique."
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, éditions Stock, 2004, pp.99-101
(1) Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, préface de Marc de Launay, éditions Payot et Rivages, 2002
Par rapport aux expériences précédentes, le rôle du temps a changé: la succession n'est plus enclose dans le parcours des profils sous la prise d'un regard ininterrompu qui tient sous sa garde l'objet que les doigts font tourner.
La disparition soudaine de l'objet le fait sortir du champ du regard et introduit une phase d'absence que le sujet percevant ne maîtrise pas; une menace se profile: et si l'objet, l'animal, la personne ne réapparaissait pas ?
Perdre un chat, comme le déplore le jeune Balthus dans les dessins pathétiques qui ont fait la joie de Rainer Maria Rilke(1), peut symboliser toutes les pertes, y compris celle des personnes qui ne reviendront pas: personnes disparues par fuite ou fugue, personnes défuntes.
Sur toute disparition plane l'ombre de la mort. Les simples allées et venues des êtres animés nous épargnent à des degrés variables ces affres de l'angoisse du non-retour, du disparaître définitif. Il y a comme une grâce des choses qui "veulent" bien revenir; mais il y a aussi la fantaisie des choses qui disparaissent et réapparaissent à leur gré: les clés de la maison ou de la voiture, par exemple…
Dans le cas le plus favorable, celui des allées et venues familières — et souvent familiales — , la chaîne de l'apparaître, du disparaître et du réapparaître est si bien nouée qu'elle donne à l'identité perceptive un aspect d'assurance, voire de réassurance, à l'égard de la foi perceptive; la distance temporelle, que la disparition étire et distend, est intégrée à l'identité par la grâce même de l'altérité.
Echapper pour un temps à la continuité du regard fait de la réapparition du même un petit miracle.
Je tiendrai pour une expérience temporelle plus complexe le cas où la phase de disparition donne lieu à des changements tels dans l'apparence de la chose qui se trouve réapparaître que nous parlons alors d'altération. C'est à des occasions de ce genre que nous commençons à employer à bon escient le mot "reconnaître" qui pourrait paraître inapproprié aux situations perceptives précédentes.
Kant n'avait pas tort, au paragraphe 7 de l'Esthétique transcendantale, dans la section "Temps", de prendre en compte l'objection, tirée du phénomène de changement, contre la thèse de l'idéalité du temps; et il pensait s'en débarrasser en accordant la réalité empirique du temps, sans rien concéder sur l'essentiel: à savoir que les choses changent dans le temps qui lui-même ne change pas. Or l'expérience vive propose un exemple où l'aspect menaçant s'attache à la fois au changement et au temps qui passe. C'est cet aspect qui donne à la reconnaissance une dimension pathétique que la littérature explore et que nos lexiques n'ignorent pas.
A cet égard, la reconnaissance des personnes se distingue nettement de celle des choses, tranchant ainsi sur l'indétermination du "quelque chose" par quoi Descartes et Kant désignaient l'objectal des opérations de pensée.
Pour les choses, les reconnaître c'est pour une grande part les identifier par leurs traits génériques ou spécifiques; mais certains objets familiers ont pour nous une sorte de personnalité qui fait que les reconnaître, c'est se sentir avec elles dans un rapport non seulement de confiance mais de complicité. Les personnes en revanche se reconnaissent principalement à leurs traits individuels. C'est avec les personnes que la longueur du temps de séparation révèle ce pouvoir destructeur que la sagesse ancienne accordait au temps…
Le cas du vieillissement prend à cet égard valeur emblématique."
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, éditions Stock, 2004, pp.99-101
(1) Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, préface de Marc de Launay, éditions Payot et Rivages, 2002
samedi 6 novembre 2010
L'omnipotence "pare-honte": le livre de Job
A aucun moment, Job n'est touché par la honte ou par la culpabilité, malgré toutes les tentatives exercées par ses amis. Sa femme va jusqu'à lui conseiller de se suicider en maudissant Dieu. La honte est absente de l'univers psychique de Job et s'il la mentionne en passant, c'est pour dire combien il ne se sent ni honteux ni coupable car il n'a rien fait de répréhensible. Evoquer la classique dénégation n'a ici aucun sens car Job est "réellement" innocent dans la mesure où il est l'objet d'un pari entre Dieu et le satan (1) qui se fait fort de démontrer son hypocrisie. L'enjeu est ailleurs.
L'absence de honte est donc énigmatique car tout, dans cette situation, est source de honte. Job est abandonné de tous, expulsé à la périphérie de la ville sur un tas de détritus, la peau rongée par un ulcère. Il a tout perdu, ses biens, sa réputation et sa famille. Comble de l'abandon, Dieu le prête de façon assez "sadique" aux turpitudes du satan. Comment Job parvient-il à traverser une situation honteuse sans éprouver de honte ? Qu'est-ce qui change en lui ? Peut-il survivre à un tel désordre traumatique sans être fou, et de quelle manière ?
Tel nous paraît être l'enjeu du Livre de Job: il échappe à la honte par un délire grandiose. La fin du texte, nous allons le voir, confirme cette hypothèse: Dieu sauve Job de la honte en restaurant le lien et l'histoire".
Albert Ciccone et Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, éditions Dunod, 2008, p.142
(1) Les auteurs écrivent "le satan" sans majuscule en précisant dans la note: "Dans l'empire perse, le "satan" était un conseiller chargé de mesurer et d'éprouver la sincérité et la fidélité des puissants autour du roi. Nous devons cette précision à Pierre-Yves Brandt, professeur de psychologie de religion à l'université de Lausanne."
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