mercredi 24 juin 2020

En hommage à Jean-Luc Nancy

Dialogue en sommeil …

—Sais-tu quel auteur je lis depuis hier ?
—Misrahi "La jouissance d'être" ?
—Non …!
—William Faulkner "Le bruit et la fureur" ?
—Non plus…
—Gabrielle Rubin "Du bon usage de la haine et du pardon" ?
—Non, non , tu n'y es toujours pas…
—Heidegger "La dévastation et l'attente" ?
 —Non plus. Tu donnes ta langue au chat ? Bon. Pourtant tu l'aimes bien cet auteur…
— …!?
—Jean-Luc Nancy…!
—Ah! j'ai trouvé, tu lis "La déconstruction du christianisme"…
—Le vrai titre du livre dont tu fais allusion c'est "La déclosion"(La déconstruction du christianisme). Mais je te parle d'un autre livre "Tombe de sommeil". Passionnant ! Ne cherche pas, je sais que tu n'as pas lu celui-ci, bien qu'il soit sorti depuis 2007!
—Exact, et que dit-il, pourquoi m'en parles-tu ?
—Ecoute, je cite, p.35: "Tout s'égale à soi-même et au reste du monde. Tout se remet à l'équivalence générale dans laquelle un dormeur vaut n'importe quel autre dormeur et tout sommeil vaut tous les autres, quoi qu'il paraisse. Car "bien" ou "mal" dormir ne revient qu'à dormir plus ou moins, de façon plus ou moins continue, plus ou moins perturbée. Les interruptions et les perturbations, y compris celles qui surgissent parfois du sein du sommeil lui-même, comme ces cauchemars qui nous réveillent dans l'angoisse et la sueur, les accidents du sommeil ne lui appartiennent pas."
—C'est incroyable…que tu me lises justement ce passage maintenant!
—Que veux-tu dire?
—C'est à propos d'interruption et de perturbation du sommeil, j'ai vécu cette nuit quelque chose de semblable…
—Ah bon ?
—Oui, mais tu me promets que cela reste entre nous, c'est très personnel…
—Je te promets… sur la tête de ma belle-mère…
—Alors je ne te dirai rien…puisque ça ne t'intéresse pas plus que ça.
—Bon, blague à part, ça reste entre nous, je t'écoute.
—Donc, cette nuit, vers 4h30, je me réveille en sursaut couverte de sueur, pourtant — j'en suis absolument certaine — je n'ai pas fait de cauchemars.
—C'est bizarre ton truc, tu te réveilles brusquement en pleine nuit sans raison apparente!
—C'est comme je te dis. Mais pour moi le problème n'est pas là…
—Ah! Il est où alors ?
—Je continue…Impossible de me rendormir. J'essaie tout ce que je peux, respiration profonde, exercices de relaxation, les moutons…, rien n’y fait. Je décide alors de sortir du lit et d'aller au salon avec mon oreiller, je m'allonge sur le canapé…Mais le sommeil n’est toujours pas au rendez-vous!
—Tu m'étonnes!
—C’est alors que, instantanément, je me mets à réfléchir à haute voix (c’est quelque chose ça, réfléchir à voix haute, tu connais peut-être ? C'est comme si de l'intérieur ta voix te parvenait et se répandait au-dehors mais en s'adressant à toi ! Essaie tu verras…, ça ne résout pas ton problème, mais ça te permet d'y voir un peu plus clair, à condition d'être sincère avec soi-même)
—Ah! Et que criais-tu ?
—Tu ne m'écoutes pas, je n'ai pas dit que je criais, mais que je réfléchissais à haute voix, ce n'est pas pareil. Bref, je m'entends me dire "—Je ne suis pas en paix avec moi-même, pourquoi me le cacher? Pourquoi faire semblant ? Je ne suis pas celle que je donne à voir…, je cours après moi-même, ou après je ne sais quoi d’inaccessible : le bonheur? la paix ? la reconnaissance? le savoir? les éloges…? Mais, je le sais bien, même en obtenant ce que je recherche, je reste insatisfaite, insatiable…"
—Continue…
— …c’est donc que ce que je cherche, fondamentalement, ne se trouve pas au-dehors, dans l’environnement, dans les choses ou les êtres, mais en moi-même, indéniablement !
—Très intéressant, continue.
—J’ai alors cette conviction forte, que le retour à la source ne peut s’effectuer par le seul mental ou par la réflexion. La réflexion aide à la prise de conscience. Le retour effectif à soi est un acte presque physique, de concentration, d’attention…à ce qui se donne dans l'instant, qui fait signe hors champs mental, en dehors de toute saisie… Je ne sais pas l’exprimer autrement.
—Tu m'impressionnes, tu sais ? continue…
—Au terme de cet examen de conscience (je l’appelle ainsi faute de mieux, peut-être le mot exploration serait plus juste ?) qui a dû durer une bonne trentaine de minutes sinon plus, je remonte tranquillement dans la chambre et je me rendors aussitôt.
—Eh ben! quelle drôle d'histoire! Quelle expérience, surtout !… Tu sais quoi?
—Dis toujours…
—Ton histoire me fait me poser cette question : dans le sommeil, quel soi s'y donne à découvrir ? Est-ce le même qui échappe à toute saisie ? Qui suis-je une fois endormi ?
—Excellente question, on en reparle si tu veux quand tu auras fini de lire Jean-Luc Nancy ! Qui sait, peut-être y répond-il ?
Dialogue inspiré librement de et par "Tombe de sommeil" de J.-L.Nancy, éditions Galilée, 2007

Christiane Veschambre

Les Éditions Isabelle Sauvage m'ont envoyé le dernier livre de mon amie, Christiane Veschambre, que je m’empresse de vous recommander :

« Une enfant apparaît au seuil d’une pièce où se tient une femme. Elle reste à la lisière de cet « autre monde ». « D’où viens-tu » est la première phrase du texte, question que la femme pose à l’enfant. Un échange commence entre elles, oscillant entre le monologue intérieur et le dialogue. Les voix alternent et se répondent, chaque fois ponctuées de « dit la femme », « dit l’enfant ».
La femme parle parfois au futur : elle sait, mais pas l’enfant. Si la femme reconnaît l’enfant (« Tu es mon intime autant que m’on étrangère »), a peur de l’effrayer, si l’enfant hésite à franchir le seuil de l’inconnu, s’en protège en même temps qu’il l’attire, bientôt leurs deux mondes se révèlent davantage poreux. C’est que le temps n’est pas linéaire ici : présent, passé, futur se croisent, se superposent - comme les deux voix qui peu à peu n’en feront qu’une.
Sans doute Christiane Veschambre ne se sera-t-elle encore jamais autant livrée, bien que tout en pudeur, sur les origines intimes de son écriture, se retournant sur ses chemins, ré-arpentant ses traverses, maintenant de toutes ses forces ce surgissement en elle, cette émotion jamais éteinte, « poing serré, resserré autour de la langue qui file alors comme la lanière du fouet lorsqu’elle est libérée. »

Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, éditions Isabelle Sauvage, 2020, quatrième de couverture.
Bonne lecture

dimanche 21 juin 2020

Pentecôte, en chœur parlé !

Texte réécrit le 31 mai dernier pour Fb. 
En l'écrivant, tout en restant focalisé sur "l'événement" dit de Pentecôte d'il y a plus de 2000 ans, j'avais aussi à l'esprit ces terribles derniers mots de George Floyd "Je ne peux plus respirer", prononcés avant de mourir plaqué au sol, écrasé par le genou du policier blanc Derek Chauvin, le 25 mai 2020 à Minneapolis ! A Pentecôte, les disciples de Jésus n'ont toujours pas encaissé la crucifixion de leur maître. Comment le pourraient-ils ? Or, voici qu'il leur est demandé de sortir de leur isolement et de leur ressentiment pour aller délivrer au peuple un message dont la portée transcende l'espace et le temps :

— Essayons de comprendre…
— comprendre ce qu'il leur arrive.
— pourquoi ne sortent-ils pas ?
— pourquoi fuient-ils le jour ?
— pourquoi ne communiquent-ils pas ?
— après le traumatisme de la crucifixion, Pâques aurait dû leur rendre l'espérance, définitivement…
— oui, mais l'Ascension, paradoxalement, est venue gâcher la fête: ils auraient voulu retenir Jésus, le garder, comme on garde un bien précieux…
— …mais comment retenir, comment échapper à l'expérience du scandale de la perte…?
— l'intolérable …! la déchirure !
— les apôtres et les quelques femmes avec eux, dont Marie (la mère de Jésus), vivent un sale temps, un temps de confusion, un temps intermédiaire, entre le vide total et l'espérance.
— entre le jeudi de l'Ascension et le dimanche de Pentecôte, il se passe exactement 10 jours ! 10 jours ce n'est rien, quand tout va bien, mais comme ça paraît interminable quand on attend sans avoir la preuve que la promesse sera tenue !
— et quelle promesse ! Celle du don de l'Esprit !
— en attendant, entre le jeudi de l'Ascension et le dimanche de Pentecôte, c'est plutôt du noir qu'ils broient, les pauvres disciples ! Rien ici n'est normal, ça devrait se passer autrement !
— nous n'aimons pas cet entre-deux dans nos vies, moment redoutable où nous sommes soudain seul (e) face à nous-même, devant notre vérité du moment…
—…malgré la présence et le soutien des autres, rien ni de l'intérieur ni de l'extérieur ne semble assez solide ou signifiant pour nous sortir du sentiment de vide et d'injustice qui nous enserre…
—…ces moments d'incertitude, où la volonté même est mise en échec, sont source d'angoisse. Or, l'angoisse, au contraire de la peur, est sans objet…, d'où sa force de paralysie…
—…l'angoisse est générée par nos représentations, par l'imagination…, mais l'imagination souvent déforme la réalité…
— pour conjurer cet état d'esprit contreproductif qui les fait tourner en rond, les apôtres et les autres disciples, dont la mère de Jésus, vont être amenés à prendre une décision de la plus haute importance…
—… la seule qui vaille dans leur situation traumatique : non pas faire appel à une cellule psychologique de soutien —ce qui en soi n'est pas mauvais—, mais se mettre à genoux : prier ! La prière est souvent le prélude à l'action.
— privés de lumière et de certitude, les disciples ont recours à ce qu'ils ont déjà vu faire à plusieurs reprises par leur Maître, dans ses propres moments de solitude et de lutte intérieure : la prière !
— ils vont puiser au fond d'eux-mêmes ce qu'ils n'ont pas et qu'ils ne peuvent que recevoir : la force de tenir, d'espérer et de croire que le dernier mot n'est pas dit !
— une forme de résistance contre la résignation ? 
— prier! méditer, se recueillir, sans projet précis, juste être là …devant soi, devant le Tout-Autre!
— plus tard, certains parmi le peuple, en les entendant et les observant, ne pouvant expliquer la métamorphose soudaine des apôtres, se moqueront d'eux en disant: "ils sont pleins de vin doux!".
— mais, ces ricaneurs ont tout faux : non, les disciples n'ont pas bu ! Non, ils ne sont pas ivres, ils sont remplis du Souffle venu du fond de l'Etre!
— ce qui met les disciples dans cet état paradoxal, à la fois d'allégresse, et en même temps de grande lucidité, ce qui leur permet d'être entendus et compris des autres, c'est lEsprit même de la Pentecôte, c'est l'effusion du Souffle de vie, une pluie de feu qui brûle l'inertie et libère l'énergie créatrice!
— c’est souvent au moment où l'on ne s’y attend pas, que les doutes sont emportés comme la balle est emportée par le vent.
— et l’on se trouve debout devant les autres, avec une audace incroyable et tranquille pour rendre témoignage du Vivant!
— Pentecôte! Le Souffle brûlant qui nous bouscule, nous met en mouvement, nous appelle au partage…
— l'air venu d'ailleurs qui nous donne envie d’étreindre le monde.
Malgré…sa dureté, son injustice, sa violence…
(Réf : Actes des Apôtres chapitre 1, versets 4-8 ; chapitre 2, versets 1-13)

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...