— Sais-tu quels livres tu emportes cette année en vacances ?
C'était à la fin d'un délicieux déjeuner à trois.
—A vrai dire, je…(je bafouille, d'incertitude, presque avec une certaine honte, comme pris en défaut).
Je finis par reconnaître:
—Je ne sais pas!…juste un premier tri, je ne suis pas encore fixé…
Je poursuis (sursaut de rattrapage ?):
—Au fait, tu m'avais parlé d'un livre, il y a quelques mois, que tu avais bien aimé, écrit par une américaine…, tu te rappelles? J'aimerais bien l'emprunter (ça c'est nouveau de ma part, en principe je ne prête ni n'emprunte des livres, sauf exception, je préfère offrir ou acheter).
Elle se rappelle, effectivement, mais ne se souvient pas de l'endroit où elle l'a mis. Vite, sur les rayons, elle cherche,… partout. Au bout d'un moment, triomphante, Ch. me tend deux ouvrages édités par Actes Sud, de Marilynne Robinson.
—Il y a un que tu dois lire en premier.
C'est Gilead. "…exigeant comme toute quête spirituelle véritable, bouleversant comme une prière" (quatrième couverture).
Aussitôt rentré chez moi, curieux et fier de ce tout nouveau butin, j'effectue un ultime tri dans le tas des livres déjà rassemblés, avec toujours ce petit pincement au cœur pour les ouvrages qui ne feront pas partie du voyage et qui l'auraient bien mérité aussi, mais la concurrence est rude ici comme ailleurs.
Le choix est donc, forcément, arbitraire. Je l'avoue quand même, ce sont pour la plupart des livres déjà entamés depuis quelques semaines…
1. François Jullien,Les transformations silencieuses. Chantiers, 1, Grasset, 2009.
Pour l'auteur, il y a des transitions, des transformations qui ne cessent de se produire ouvertement devant nous, mais de telle manière qu'on ne les perçoit pas: nous ne nous voyons pas grandir, nous ne nous voyons pas vieillir…Pourquoi cela ne se voit pas ? Parce que cela est continu et parce que c'est tout en nous qui vieillit: "Tout", c'est-à-dire que rien n'échappe: le regard vieillit et le sourire et le timbre de la voix et le geste de la main (…) Or, parce que c'est tout qui se modifie, que rien n'en est isolable, ce manifeste en devenir, et même étalé sous nos yeux, ne se voit pas (…) Or, si cette transformation continue nous échappe, c'est sans doute que l'outil de la philosophie grecque, pensant en termes de formes déterminées, échouait à capter cet indéterminable de la transition".
Comme dans ses précédents essais (cf.sur ce blog), F.J. souligne l'intérêt à passer par la pensée chinoise (antique) pour prêter attention à ces transformations silencieuses: "Sous le sonore de l'événement, elles rendent compte de la fluidité de la vie et éclairent les maturations de l'Histoire tout autant que de la Nature".
2. François Gantheret, La nostalgie du présent. Psychanalyse et écriture. Editions de l'Olivier, 2010.
Autobiographie de la création, l'auteur (psychanalyste et écrivain) explore "comment les mots, qui ne sont que des signes, peuvent-ils mettre en présence de ce qu'ils désignent ?"
3. Silvia Baron Supervielle, Journal d'une saison sans mémoire, Gallimard, 2009
Le titre dit bien ce qu'il veut dire: contrainte de l'écriture au présent. Attention, il ne s'agit pas ici d'un exercice de style. S.B.S s'interroge sur le rôle que joue le passé dans notre quotidien —donc dans notre présent — et dans toutes nos constructions mentales. "Je cherche dans les nuages une aile qui me ferait voyager sans aller à la rencontre du passé et qui, sans sortir d'ici, m'apprendrait à traduire son occultation. Ne suis-je pas destinée à mourir au présent ? j'ai l'impression que la sève qui me nourrit m'arrive de l'air que je respire, de l'ombre près de moi, du portrait que j'essaie de dessiner. Les bancs sont au présent, ainsi que les mots à mesure qu'ils se tracent (…) Seul ce présent instable est à décrire. Même si le souvenir me contient, je dépends de la vibration du présent qui m'enlève et se dissipe".
Texte méditatif, poétique, y sont abordés des sujets fort variés: littérature, Dieu, les blessures de l'amour, les promenades de l'auteur dans Paris, la volonté de se perdre pour vivre autrement…C'est un livre qui se déguste avec délectation!
4. J-B. Pontalis, En marge des nuits, Gallimard, 2010
"Ce livre fait écho à En marge des jours paru en 2002. Comme lui il est composé de fragments, comme lui il a trouvé son point de départ dans de brèves notes que j'inscris parfois dans mes "Cahiers privés". Mais ici sont évoqués ce que Victor Hugo dans Choses vues appelait des "événements de la nuit": des rêves qui redonnent vie aux amis disparus, des rencontres qui, même si elles ont lieu le jour, ont quelque chose d'insolite, des moments d'inquiétante étrangeté où notre identité vacille, ou encore ceux où l'on se demande: "Qu'est-ce que je fais là ?"" (quatrième couverture).
5. Cyprian Smith, Un chemin de paradoxe. La vie spirituelle selon Maître Eckhart. Cerf, 1997.
Maître Eckhart, n'ayons pas peur des mots, c'est mon maître spirituel, comme Heidegger est mon guide sur le chemin de la pensée, de la phénoménologie plus précisément.
L'ouvrage n'est pas récent, mais l'approche est claire et vivante, en le lisant je me vois avançant avec la même ardeur, la même curiosité qu'autrefois, sur le chemin de paradoxe tracé par le maître dominicain rhénan!
6. Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, 1951, réédition 1979.
Blanchot, encore et toujours. Je ne m'en lasse pas. Plus je le lis plus j'ai soif de le lire. Puits sans fond, où le lecteur, pris par le flux des mots se laisse surprendre, déplacer: paradoxes, ici le neutre se joue de la quête de sens, donc du sujet, comme d'une image : "Une image, mais vaine, un instant, mais stérile, quelqu'un pour qui je ne suis rien et qui ne m'est rien — sans lien, sans début, sans but —, un point, et hors de ce point, rien, dans le monde, qui ne me soit étranger."
Une figure alors ? " mais privée de nom, sans biographie, que refuse la mémoire, qui ne désire pas être racontée, qui ne veut pas survivre…
Une présence alors ? Non ? "présente, mais elle n'est pas là; absente, et cependant nullement ailleurs, ici…Tout à fait en dehors du véritable. Si l'on dit: elle est liée à la nuit; la nuit ne la connaît pas. Si l'on me demande: mais de quoi parlez-vous ? je réponds: alors, il n'y a personne pour me le demander."
C'est du Blanchot, mais c'est encore mieux dans le texte, en continu. Une fête pour l'esprit!
Bon été, et bonnes lectures à toutes et tous.
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