mercredi 28 mars 2018

La déclaration


La porte est entrouverte, elle hésite un instant puis appuie sur la sonnette.
—Entre, lui crie une voix de l’intérieur
Accoudé sur son bureau, il donne à voir un visage contrarié, défait.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Ses yeux se ferment. Cueilli par l’émotion, il y a comme un nœud dans sa gorge.
—Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? Sans attendre la réponse, lentement, elle lui passe la main sur le front. Qu’est-ce qu’il est brûlant ! Tu es malade ?
Ses yeux s’ouvrent, humides. Il contemple le visage de L comme s’il la voyait pour la première fois.
—Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je ne suis pas malade, rassure-toi. J’ai juste mal…à l’écriture !
—?!…
— Je ne sais comment t’expliquer, c’est assez compliqué, même pour moi.
—Nous avons toute la soirée, prends ton temps
—Il s’agit de l’écriture…
—Oui, ça j’ai bien compris, mais c’est le mal qu’elle te fait que je ne saisis pas
—qu’elle me donne…
—Pardon ?
—Ecrire ne me fait pas mal, bien au contraire. Mais, je n’arrive pas à faire corps avec, il y a pourtant quelque chose de caché à l’intérieur de moi, que je veux faire exister, c’est-à-dire mettre au monde, mais le texte me résiste et je cours après, comme un amoureux éconduit. En réalité,  je fais du sur-place, je sature, rature, et recommence, encore et encore sans jamais pouvoir dire ce qui est. Impression désagréable de répéter toujours le même scénario.
—A t’entendre, c’est comme si tu cherchais une bonne idée et une façon élégante de l’exprimer, et tu te trouves soudain confronté à un autre impératif : ton outil, je veux dire le langage, lui, veut parler d’autre chose que de lui-même.
Il la regarde, ébloui par ce qu’elle vient de dire.
—Mais tu es un génie, ma parole ! Ainsi, pour pouvoir me rejoindre au plus profond de moi-même, je dois renoncer à vouloir « dire » ou faire « beau », le langage doit, ici, renoncer à lui-même, se faire oublier, faire le mort afin de laisser advenir ce qui est déjà là.
—Exactement, par ce renoncement consenti comme une ascèse, le langage donne vie, paradoxalement, à ce qui viendrait le légitimer dans sa fonction première : celui de donner à voir autre chose que lui-même. Mais, au fait, que cherches-tu à dire au point de t’émouvoir à ce point ?
Il est surpris par la question. La spontanéité n’est pas son fort. Il réalise soudain ce que veut dire s’apparaître à l’occasion de l’autre.
—Ta question me ramène à ce que je cherche à fuir, mais je sens en même temps le soulagement que cela me procurerait à le dire. Car, c’est ce que je cherche désespérément à écrire, à t’écrire !
—Quoi donc ?
—Je t’aime !

L'amour, un acte sacré ?

On connaissait Ernest Renan, le sceptique.
A en juger par cette citation, l'homme était plus complexe que cela:

"L'amour est aussi éternel que la religion. L'amour est la meilleure preuve de Dieu (!); c'est notre lien ombilical avec la nature, notre vraie communion avec l'infini. L'amour…, oui un acte religieux, un moment sacré où l'homme s'élève au-dessus de son habituelle médiocrité, voit ses facultés de jouissance et de sympathie exaltées à leur comble…"

Ernest Renan, Feuilles détachées, cité par Klaus Mann, Journal (Les années d'exil) 1937-1949, Grasset, 1998, p.43

lundi 19 mars 2018

En souvenir de mon ami, Monsieur Pollet

Centenaire, rencontré dans une maison de retraite à Nîmes, il y a quelques années. Je n’oublierai jamais nos conversations et les bons moments passés avec lui.

J’aimais et admirais sa bonté, sa franchise, sa vivacité d’esprit…, sa voix à nulle autre pareille!
Il se disait athée mais j’ai rarement rencontré quelqu’un aussi ouvert aux questions spirituelles, ouvert et exigeant, très critique vis-à-vis des religions et leurs institutions mais en même temps très réceptif à l’enseignement du Christ, qu’il appelait son Ami. Il me disait: “Monsieur Cissé, à ma mort il y a une seule chose que j’aimerais que vous disiez lors de mon enterrement, c’est que bien qu’athée, Jésus était mon ami”.
Je l'aimais, je l'aime encore.
Mort, Monsieur Pollet reste vivant!

Cercle de lecture

Rendez-vous le 23 mars à 20h chez moi.

Au menu, comme d'habitude un livre proposé par l'un des membres du Cercle.

Le prochain est un magnifique roman (traduit de l'islandais) "La lettre à Helga", de Bergsveinn Birgisson, éditions Zulma, 2013 (Prix du meilleur roman des lecteurs de Points).
"Bjarni Gislason (le narrateur) écrit à la seule femme qu'il a aimée, aussi brièvement qu'ardemment: Helga. (…)
…cette lettre est pour l'ancien éleveur de brebis l'occasion de s'interroger sur les raisons qui poussent un homme à faire la sourde oreille au doux appel de l'amour."
Quatrième de couverture.

C'est aussi une méditation sur le temps, le désir, la fidélité…
Le Cercle de lecture, outre la lecture son principal objet, c'est aussi un moment exceptionnel de convivialité et de liberté. On y est bien, et on y déguste tout aussi goulûment mets et boissons apportés par les uns et les autres.
Pour y être coopté, une seule condition: aimer lire, si possible des bons livres!

La dépersonnalisation

En créant "l'individu" la modernité (qu'on date de la Renaissance) serait-elle l'ultime explication de la séparation de l'homme aussi bien avec le monde qu'avec son corps?

"La fameuse phrase des Méditations (Descartes 1647) —"Je me considérai premièrement comme un visage, des mains, des bras, et cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignai du nom de corps"— reconnaissable entre toutes, est à la fois datée et intemporelle. Elle aurait pu être écrite par un moine espagnol sous l'Inquisition (qui n'aurait peut-être pas employé le mot "machine", mais la même idée y aurait été présente: celle d'un assemblage d'organes dépourvu de sens).
C'est qu'au-delà de l'histoire de l'évolution des sociétés humaines (…), le détachement du corps d'avec soi-même coïncide avec le rejet des pulsions dont le corps est le siège. Le sentiment auquel ce rejet peut, dans certains cas, donner lieu est proche de la dépersonnalisation."

Janine Chasseguet-Smirgel, Le corps comme miroir du monde, PUF, 2003, p.1-2

mardi 6 mars 2018

Robert et Joséphine

Extrait:

"à l'étage du vaisseau
près de la gare
Joséphine a sa chambre
de bonne

à côté 
Robert a la sienne 
de garçon
de café

le soir
c'est facile
c'est la vie même
le vif
des eaux bondissantes
de se rendre visite"

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine, Chêne Editeur, 2008, p.20

samedi 3 mars 2018

Anne Dufourmantelle « Souviens-toi de ton avenir »

CRITIQUE DE LIVRE, • « Souviens-toi de ton avenir » d’Anne Dufourmantelle, Albin Michel, 490 p., 22,50 €

Stéphanie Janicot , le 04/01/2018 à 8h10  La Croix        

Pour son second roman, la psychanalyste, philosophe et essayiste Anne Dufourmantelle, décédée l’été dernier, explore les arcanes du temps.
Les hauts plateaux de l’Altaï servent de point de départ au dernier d’Anne Dufourmantelle.

Le 21 juillet dernier, quelques minutes avant de descendre à la plage de Ramatuelle, Anne Dufourmantelle envoyait par mail, à son éditrice, la dernière version de son roman. La suite est connue. La mer était mauvaise. Des enfants se sont aventurés loin du bord. Pour les ramener sur le rivage, Anne Dufourmantelle a usé ses dernières forces, son cœur a lâché.

Dès lors, ce roman, devenu posthume, a revêtu l’aspect d’un message venu de l’au-delà, dans lequel les lecteurs qui l’ont aimée chercheront, légitimement, un sens. Ils ne seront pas déçus. L’histoire, comme une immense prémonition, est celle d’un message lancé à travers les siècles.

Une épopée mongole en 1321

En 1321, sur les hauts plateaux de l’Altaï (aujourd’hui en Russie), alors que l’empire mongol de Gengis Khan est attaqué de toutes parts, le roi Akhan, son arrière-petit-fils, monte une expédition pour traverser la Chine et partir à la conquête du Pacifique. Autour d’Akhan, des milliers d’hommes en armes, quelques courtisanes, une garde rapprochée : Nûr le chamane aveugle, qui multiplie les mises en garde comme un oiseau de mauvais augure, accompagné de sa petite-fille Aghyar, sauvage et guerrière, Guerroès, un jeune homme ombrageux.

Et surtout Adalberto, le géomètre vénitien que le roi charge de relater l’histoire. Non qu’Akhan ne soit pas attaché à la culture orale chamanique de son peuple, mais pour lui, il est « temps que l’occident admire la civilisation mongole ». Sous la dictée du roi, le témoin écrit en phags-pa (l’un des alphabets mongols) et traduit en latin. Peu à peu, il glisse dans la version latine ses réflexions personnelles. Après des batailles et des pertes considérables, le convoi parvient jusqu’à la mer. Mais où les héritiers de Gengis Khan débarqueront-ils ?

En 2020, un petit groupe d’érudits s’intéresse à un fragment de texte en phags-pa et en latin, comprend l’enjeu de sa découverte et tente de réunir, au prix de nombreux sacrifices, tous les fragments dispersés de par le monde. Entre ces deux époques, souffle le vent rouge « volatil et dense, collant à la peau, pénétrant le moindre espace, recouvrant l’opacité », ce vent qui ouvre les brèches du temps, signe « que le même événement, invisiblement, coexiste, sur plusieurs plans de l’espace et du temps ».

Une atmosphère étrange, comparable à « L’envers du feu »

Cette histoire a habité Anne Dufourmantelle pendant presque toute sa vie. Des premières bribes sur l’héritage de Gengis Khan, venues à la fin de l’adolescence, à la version finale, réflexion nourrie sur le temps et l’inconscient collectif des civilisations, plusieurs strates d’écriture se sont ajoutées, dont l’une, datant de plus de vingt-cinq ans, a été travaillée en Équateur, le pays qui a inspiré une partie du livre.

Les lecteurs de son premier roman retrouveront l’atmosphère étrange de L’Envers du feu, ces personnages improbables mêlant, de préférence la nuit, leurs solitudes et leurs angoisses, dans une élégante tentative pour échapper au désespoir. Lire ce livre-oxymore, Souviens-toi de ton avenir, c’est, de toute façon, ouvrir une brèche dans le temps, pour tenter de saisir quelques fragments de la pensée complexe de la philosophe et psychanalyste disparue.

Stéphanie Janicot

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...