mardi 31 mars 2020

La quarantaine selon Jung

" Capitaine, le matelot est inquiet très agité par la quarantaine qu'ils nous ont imposée au port. Vous pouvez lui parler ?"
" Qu’est-ce qui vous tracasse ? Vous n'avez pas assez de nourriture ? Ne dormez pas assez ?"

"Ce n'est pas ça, capitaine, je ne supporte pas de ne pas pouvoir descendre au sol, de ne pas pouvoir embrasser mes proches".

" Et s'ils vous faisaient descendre et que vous étiez contagieux, vous supporteriez la faute d'infecter quelqu'un qui ne peut pas supporter la maladie ?"

" Je ne me le pardonnerais jamais, même s'ils ont inventé cette peste !"

" Peut-être, mais si ce n'est pas le cas ?"

"J ' ai compris ce que vous voulez dire, mais je me sens privé de la liberté, capitaine, ils m' ont privé de quelque chose".

" Et de quoi avez-vous été privé ?"

" J’aurais dû attendre plus de vingt jours sur le bateau. Ça fait des mois que j'attends d’entrer au port et de profiter d'un peu de printemps au sol. Il y a eu une épidémie. Port April nous a interdit de descendre”.

”Les premiers jours ont été durs. Je me sentais comme vous. Puis j'ai commencé à répondre à ces impositions en n'utilisant pas la logique. Je savais qu'après quelques jours de comportement, on crée une habitude, et au lieu de me plaindre et d'en créer des terribles, j'ai commencé à agir différemment des autres.

J’ai commencé avec la nourriture. Je me suis mis à manger la moitié de ce que je mangeais normalement, puis j'ai commencé à sélectionner des aliments plus facilement digérables qui ne surchargent pas mon corps.

L’étape suivante fut de combiner à cela une épuration de pensées malsaines, d'en avoir de plus en plus élevées et nobles. Je me suis mis à lire au moins une page par jour d'un livre sur un sujet que je ne connaissais pas.

J’ai décidé de faire des exercices physiques sur le pont à l'aube. Un vieil Indien m'a dit, des années plus tôt, que le corps se renforçait en retenant sa respiration. J’ai décidé de faire de profondes respirations chaque matin. Je pense que mes poumons n'ont jamais atteint une telle force.

Le soir, c'était l'heure des prières, l'heure de remercier.

Toujours l'Indien m'a conseillé, des années plus tôt, de prendre l'habitude d'imaginer de la lumière entrer à l'intérieur et de me rendre plus fort.

Au lieu de penser à tout ce que je ne pouvais pas faire, j'ai pensé à ce que je ferais une fois descendu. Je voyais les scènes tous les jours, je les vivais intensément et je profitais de l'attente. Tout ce que vous pouvez avoir tout de suite n'est jamais intéressant.

L’attente sert à sublimer le désir, à le rendre plus puissant.

Je me suis privé d'aliments succulents, beaucoup de bouteilles de rhum, de jurons et de jurons à énumérer devant le reste de l'équipage. Je m'étais privé de jouer aux cartes, de dormir beaucoup, de me faire plaisir, de ne penser qu'à ce qu'ils me privaient ".

" Comment ça s'est terminé, capitaine ?"

" J’ai pris toutes ces nouvelles habitudes, mon garçon. Ils m'ont fait descendre après bien plus de temps que prévu ".

" Ils vous ont aussi privé du printemps ?"

"Oui, cette année-là, ils m' ont privé du printemps, et de bien d' autres choses, mais j'étais fleuri quand même, j'avais apporté le printemps à l'intérieur, et personne ne pouvait plus me le voler".

Carl Gustav Jung, Le livre Rouge, L'Iconoclaste, 2011

jeudi 5 mars 2020

Prophétie : le temps viendra.

"Ce n'est pas une prédiction, puisque le temps viendra de toute façon, fût-ce comme le temps de la fin des temps.
C'est une prophétie : la parole d'un autre, la parole de l'ailleurs que nous ne pouvons méconnaître sans renoncer à notre humanité. L'interprète du dehors.
L'ici-maintenant n'existe pas sans l'ailleurs qu'il abrite en lui-même et qui en retour l'abrite et l'expose.
Si nous sommes aujourd'hui inquiets, égarés et perturbés comme nous le sommes, c'est parce que nous étions habitués à ce que l'ici-maintenant se perpétue en évacuant tout ailleurs. Notre futur était là, déjà fait, tout de maîtrise et de prospérité. Et voici que tout fout le camp, le climat, les espèces, la finance, l'énergie, la confiance et même la possibilité de calculer dont nous étions si assurés et qui semble devoir s'excéder elle-même.
On ne peut plus compter sur rien — telle est la situation.
Mais la voix prophétique dit que le temps viendra car cela ne relève pas du compte ni du calcul. Le temps viendra parce qu'il vient, parce que ça vient — fût-ce jusqu'à la survenue de rien. Ou de tout autre chose.
Nous voici en effet devant le rien-ou-le-tout-autre.
L'un ou l'autre, en fait, pouvant se révéler comme déjà là, comme déjà nous-mêmes qui n'en savons rien. Nous sommes nous-mêmes le temps qui vient. N'avons-nous pas toujours été dans une venue improbable, incertaine ? non pas seulement nous les humains mais les vivants et même le flux et les grains de l'universel mixture ?
Le rien-ou-tout-autre n'a-t-il pas toujours déjà précédé et propulsé cette venue qui se surprend elle-même et qui pourrait aussi se suspendre et disparaître ?
Le temps viendra et à coup sûr il sera imprévu — sans quoi rien ne viendrait.
Ainsi l'amibe était imprévue, et le squelette, et le langage, et le cyberespace. Et chacun chacune."

Jean-Luc Nancy, La peau fragile du monde, Galilée, 2020, p. 13-14

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...