"Ce n'est pas une prédiction, puisque le temps viendra de toute façon, fût-ce comme le temps de la fin des temps.
C'est une prophétie : la parole d'un autre, la parole de l'ailleurs que nous ne pouvons méconnaître sans renoncer à notre humanité. L'interprète du dehors.
L'ici-maintenant n'existe pas sans l'ailleurs qu'il abrite en lui-même et qui en retour l'abrite et l'expose.
Si nous sommes aujourd'hui inquiets, égarés et perturbés comme nous le sommes, c'est parce que nous étions habitués à ce que l'ici-maintenant se perpétue en évacuant tout ailleurs. Notre futur était là, déjà fait, tout de maîtrise et de prospérité. Et voici que tout fout le camp, le climat, les espèces, la finance, l'énergie, la confiance et même la possibilité de calculer dont nous étions si assurés et qui semble devoir s'excéder elle-même.
On ne peut plus compter sur rien — telle est la situation.
Mais la voix prophétique dit que le temps viendra car cela ne relève pas du compte ni du calcul. Le temps viendra parce qu'il vient, parce que ça vient — fût-ce jusqu'à la survenue de rien. Ou de tout autre chose.
Nous voici en effet devant le rien-ou-le-tout-autre.
L'un ou l'autre, en fait, pouvant se révéler comme déjà là, comme déjà nous-mêmes qui n'en savons rien. Nous sommes nous-mêmes le temps qui vient. N'avons-nous pas toujours été dans une venue improbable, incertaine ? non pas seulement nous les humains mais les vivants et même le flux et les grains de l'universel mixture ?
Le rien-ou-tout-autre n'a-t-il pas toujours déjà précédé et propulsé cette venue qui se surprend elle-même et qui pourrait aussi se suspendre et disparaître ?
Le temps viendra et à coup sûr il sera imprévu — sans quoi rien ne viendrait.
Ainsi l'amibe était imprévue, et le squelette, et le langage, et le cyberespace. Et chacun chacune."
Jean-Luc Nancy, La peau fragile du monde, Galilée, 2020, p. 13-14
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