Boris Cyrulnik
vendredi 17 avril 2009
Citation du jour
"Quand on arrive au monde, on pourrait être tout, mais pour devenir quelqu'un, il faut renoncer à tous les autres qu'on aurait pu devenir."
samedi 4 avril 2009
Citation du jour
"Le monde où nous vivons m'est apparu, dès l'enfance, comme une vaste énigme, à la fois terrifiante et superbe, que nous avons à déchiffrer.
Pour prendre conscience du caractère insolite de ce qui nous entoure, il n'était pas nécessaire de concevoir un "au-delà". Le surnaturel et l'incompréhensible commencent au ras du sol.
A partir de la constatation la plus banale, la plus familière, ma raison basculait. Par exemple quand je considérais la succession naturelle de nos jours et de nos nuits.
Le jour, ce jour souvent exaltant qui nous maintient attentif à tout ce qui se manifeste, la nuit où, par le rêve, notre intelligence égarée s'enfonce dans nos propres ténèbres, — cette alternance coutumière n'a rien de rassurant. Ce n'est pas une certitude satisfaisante pour la raison. C'est l'image même des contradictions insolubles qui nous sont imposées et entre lesquelles nous nous débattons sans relâche.
Dès lors, ce grand spectacle, plein de vacarmes et de tumulte, et qui, pourtant reste muet, devenait un prodige permanent, où les êtres et les choses tour à tour se montrent et disparaissent, comme les traces fulgurantes d'une réalité contradictoire toujours insaisissable qui, dans le même instant, existe et n'existe plus.
Aussi, n'est-il pas étonnant que ma prime jeunesse, vouée à une certaine solitude et partagée entre le naïf plaisir de vivre et certains moments de rêverie qui confinaient à la stupeur ou à l'angoisse, ait été peuplée de figures énigmatiques mais parlantes qui prenaient l'apparence d'un paysage ou d'un être vivant, — arbre, insecte, animal, —d'un objet inanimé ou d'une face humaine pour masquer ce tremblement irréductible qui me faisait signe, comme une eau glauque au fond d'un puits.
Acteur involontaire de la pièce, j'en admettais les surprises et les détours sans me révolter, mais je ne me contentais pas du rôle de spectateur.
Une voix secrète, que j'ai entendue très tôt et qui m'a parlé toute ma vie, m'ordonnait avec une autorité douce mais sans réplique, de chercher, sinon à comprendre, du moins à "traduire" la langue inconnue que cet univers confondant semble nous faire entendre sans nous en donner la clé.
Les termes de ce langage, en fait, ne sont pas des paroles mais des actes d'une violence inouïe: ceux du dehors, comme les cataclysmes et les splendeurs de la nature, les crimes et les fatalités cruelles de l'Histoire, ceux du dedans, comme le ravissement de l'amour qui accompagne toute naissance ou l'insupportable férocité de la souffrance qui prélude à toute mort.
Au milieu du tohu-bohu qui nous entoure et nous secoue, resplendissaient les arts créateurs, dont le rôle est de transformer cette violence et cette douleur en signification, d'apprivoiser même l'horrible pour en faire un breuvage enivrant, de même que la distance change en un jour d'été radieux l'insoutenable incandescence du soleil.
Pour ma part je n'avais ni le don de peindre les miracles du visible, ni d'inventer des sortilèges auditifs, mais j'étais fasciné par le langage poétique, proche de la musique par ses sonorités et ses cadences, proche du dessin par le tracé des signes."
Jean Tardieu, Margeries. Poèmes inédits (1910-1985), Avant-propos p.7-9, Gallimard, 1986
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