Il y a un mois R… était donnée mourante, cela ne l'a même pas impressionnée: "La peur de la mort ? Je ne connais pas", me confie-t-elle en souriant.
— "Vous êtes donc prête à partir…?"
— "Ohoo… oui!, me fit-elle, en levant les bras au ciel.
A bientôt centenaire, elle n'éprouve aucun regret, à part un seul, me murmure-t-elle: celui de ne plus pouvoir lire!
Je lui dis que je la comprends.
Est-ce ce goût, cette passion commune pour les livres qui me fait me sentir si proche de R…?
—"Dieu m'a accordé une longue vie, reconnaît-elle, mais à présent que mes yeux ne peuvent plus déchiffrer les lettres, les mots, et même le visage des proches… comme le vôtre, à quoi bon prolonger ce voyage?"
A cet instant, je me sens comme appelé dans l'espace lumineux d'un présent où m'est offert à la fois l'amitié et l'hospitalité, où ma propre présence se fait gratitude, émerveillement…!
Merci R…
Et à la semaine prochaine pour une autre leçon de vie.
3 commentaires:
A quoi bon prolonger ce voyage ? J'aime cette formule qui de manière pudique et ouverte laisse sous-entendre qu'un autre périple se prépare.
Mais que faut-il mettre dans sa valise? Ses regrets, ses souvenirs, ses désirs, ses craintes et ses plaisirs?
-" Mais que faut-il mettre dans sa valise monsieur le pasteur? Approchez-vous, je vous prie , prenez-moi la main s'il-vous-plaît. lorsque je vous touche désormais, je vous sens plus proche.
Vous savez,j'ai repensé à votre dernière visite et à presque cent ans, j'ai encore changé d'avis! Je vous le confirme, je ne connais toujours pas la peur de la mort mais je ne crois pas que je sois tout à fait prête pour le départ.
Je ne sais pas ce que je dois emporter pour le prochain voyage. Et puis, vous savez monsieur le pasteur,je parle de voyage tout simplement parceque j'aime ce mot. Je l'aime plus que jamais parcequ'il m'ouvre à nouveau les yeux. Lorsque je dis voyage, c'est magique, je recouvre la vue et vois défiler toutes sortes d'images , et en couleur. Lorsque je voyage je sens, je goûte, j'entends, je touche et surtout je vois encore. Dois-je prendre mes lunettes pour ce dernier voyage, où n'est-ce pas nécessaire? Vous savez, les lunettes pour y voir de près, mes lunettes pour lire. Touverais-je des livres là-haut? Mais, surtout, dois je prendre mes lunettes de soleil? Oui, en effet, mes yeux clairs redoutent le soleil, la lumière trop vive. Savez-vous monsieur le pasteur si la lumière est aveuglante ou douce là-bas?"
- " Non, mon amie, je ne le sais pas et personne ne le sait!"
- " Oh, merci pour votre franchise, je redoutais que vous me vantiez encore les mérites d'un voyage au soleil, avec palmiers et bord de plage. J'ai tellement rencontré d'imposteurs qui pour apaiser leur propre peur, ou me vendre leur délire m'ont puérilement dévoilé leurs fantasmes."
- " Je ne sais pas quel temps il fait là-haut, car je crois que le temps n'est plus. Ceci dit, prenez deux bouquins, celui que vous préferez et peut-être un de ceux que vous n'avez pas encore lu. Emportez aussi vos lunettes pour lire car on ne sait jamais. Non, en effet,nous ne sommes sûrs de rien".
- " Merci mon ami, je suis toute excitée des choix qui me restent à faire. J'ai donc encore besoin d'un certain temps pour me décider, car il existe tellement de beaux livres; le choix va être difficile mais cela m'excite déjà."
- " Seulement deux livres!"
- " Oui, oui, j'ai bien compris et vais suivre votre suggestion. Avec, deux livres bien choisis, mon bagage sera léger mais je prendrai l'essentiel. Je dois maintenant me débarasser du superflus. J'ai donc besoin de plus de temps que prévu.
Maintenant que vous m'avez rallongé la vie, je crains que vous ne soyez obligé de revenir prochainement pour que je vous parle de mes choix. "
-" Je reviendrai. En attendant, je vous souhaite bien du plaisir. Au revoir mon ami."
-" Merci et à bientôt monsieur le pasteur."
-"Ma joie est grande de vous retrouver monsieur le pasteur, ayez la gentillesse de venir tout près de moi car ma lumière est de plus en plus faible. Je n'irradie presque plus, ça n'est plus que le diaphane crépuscule de mon passage qui éclaire encore; approchez-vous !"
-"Puis-je vous tenir la main?"
-"Oui, c'est mieux merci, votre courant compense ma faiblesse".
-"Je crois que je vais vous décevoir monsieur le pasteur. Dans le choix de mes deux livres, j'ai immédiatement pensé à la Bible et je l'ai tout aussitôt écartée. Je pense qu'elle me sera inutile là-bas, et puis ça n'est pas un livre. Ca y ressemble beaucoup, mais non, ça n'est pas un livre, c'est la Parole. En quoi aurais-je besoin de sa Parole si je suis accueillie dans sa Lumière? Désolée, mais je laisse la Bible aux vivants, ça n'est pas un livre pour les morts."
- " Vous ne me décevez-pas, bien au contraire je me réjouis de votre choix, je le partage, la Bible est effectivement un livre de vie !"
-"Ne dite pas cela pour me faire plaisir".
-"Je n'éprouve pas de plaisir, mais bien plus, une immense satisfaction de cheminer à vos côtés vers vos précieux désirs de vie".
-"J'ai donc éprouvé de grandes difficultés pour établir mon choix, mais je crois qu'à force de renoncement et d'abandons, j'y suis parvenue. (Mille et une recettes au micro-ondes) sera le premier livre que j'emporterai au-delà. J'ai toujours trouvé cet ouvrage remarquable les dernières années de ma vie chez moi, avant que je ne sois conduite vers l'entrepôt des antiquités périssables. Je n'ai jamais su cuisiner et le micro-ondes m'a apporté un immense confort. Cet appareil est magique, avec son livre de cuisine j'ai fait des prouesses dont je me croyais incapable. C'est mon voisin, monsieur Lyca Calisse, un agrégé de philosophie, qui m'a acheté l'appareil pour mes quatre-vingt ans en me conseillant de me servir du livre de cuisine. Il m'a même dit, ne faite pas comme moi, car les miettes de Kierkegaard ou les lentilles de Platon ,ça n'a jamais nourrit son homme, ni sa femme d'ailleurs. Je n'avais pas tout compris mais j'ai suivi son conseil et là, quelle découvrte! Je me suis transformée en cordon bleu pâle à mon âge! Peut-être ai-je philosophé en cuisinant?
-"Votre premier choix est quelque peu déroutant mais néanmoins pertinent car beaucoup de population intègrent la nourriture et les aliments dans leurs rites funéraires. C'est marrant, vous êtes ancestralo-moderne. Est-ce l'apanage des centenaires de la société de consommation?"
- " A ce propos monsieur le pasteur, pouvez -vous me rendre un dernier service en convaincant tous ces excités de la performance de me laisser tranquille dans mon lit au jour de ma centième année. Tous les jours, ils me promettent le plus bel anniversaire de ma vie et tous rabâchent que cent ans c'est extraordinaire. Mais qu'en savent-ils? Je ne suis pas une bête de foire et ne tiens pas à voir ma photo dans la rubrique des potins locaux du Midi-Pire enserrée dans les bras gluants du maire la ville que j'ai toujours détesté par ailleurs. Non, non, je n'ai jamais demandé à participer au concours de vieillissement. Qu'ils me fichent la paix, mon avis de décès leur suffira et s'ils veulent venir à mes obsèques, je ne serais plus là pour voir leur mines faussement contrites mais absolument déformées par les rictus de leurs abjectes vanités."
-" Je me sens très concerné par votre demande et ferais entendre fermement votre volonté; ils vous ficheront la paix, je vous le promets."
-" ( Apologie de l'éternel éternuement), voici le second ouvrage que j'emporterai là-bas. Je n'ai pas encore lu ce livre mais, son titre m'attire car pour moi, la volupté suprême se trouve ici-bas dans les spasmes d'éternuement. La montée en puissance de l'éternuement est incomparable, ce crescendo orgasmique qui explose en un soubresaut musculaire libérateur, en une détonation de jouissance déclenchée par la lumière. Un big-bang nasal qui laisse les yeux éblouis en pleurs, la tête sonnée et le corps détendu. Imaginons que l'éternité soit un éternuement. J'ai besoin du mode d'emploi, vous comprenez monsieur le passeur?.
-" Oh, oui le passeur comprends très bien sa sœur".
-" Vous avez beaucoup d'humour, j'espère que vous le gardez en chaire, les cultes sont si tristes chez nous".
-"Vous n'en êtes pas dépourvue non plus. Il est tard, je vais devoir vous quitter".
-"C'est ainsi, je suis heureuse de votre départ car il me rappelle déjà votre venue. A tout à l'heure mon frère".
-"A Dieu ma soeur".
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