vendredi 17 juin 2011

Un nouveau numéro du préau des collines

Le préau des collines numéro 12
Sculpteurs, peintres, poètes
La revue s’ouvre sur un important dossier
consacré au romancier et poète marocain
Mohammed Khaïr-Eddine, 180 pages de
textes inédits, d’extraits de l’œuvre, d’entretiens
retrouvés, de documents et d’une biobibliographie
rassemblés par Jean-Paul Michel.

QUELQUES TEXTES EN SOUVENIR DE
DANIEL PUYMÈGES PAR :

Pierre Bergounioux, Christian Bobin,
Jean-Paul Michel et Pierre Michon.

Le deuxième dossier assemble les sculptures
et les peintures d’artistes contemporains,
leurs forces, leurs talents peuvent sembler
divergents. Mais au-delà des singularités
essentielles de chacun, l’affirmation de tempéraments
puissants qui sont pour la plupart
trop peu connus aujourd’hui les assemblent :

Eugène Dodeigne / Laurence Jeannest / Francis
Limérat / Pierre Édouard / Denis Martin / Agnès
Munier / Alexander Cozens / Jocelyne Colin. /
Charles Maussion.

Puis, comme un coup de cymbale final, des
textes des femmes et des hommes proches
de la revue accompagnent ces riches dossiers :

Gabrielle Althen / Jean-Paul Bota /
Geneviève Huttin / Christiane Veschambre.


Préau des collines, nouvelle adresse, 145 bis, avenue de Choisy, 75013 Paris.
Tél. : 01 48 06 47 06. Nouveau mail : preaudescollines@orange.fr
Site: www.preaudescollines.fr

Citation du jour "Dans le regard, et non pas sous le regard"

"L'autre en tant que personne ne peut pas être mis à découvert. Il se révèle ou il ne se révèle pas. Il s'ouvre dans la déchirure de son opacité et se produit au jour de cette déchirure. Mais il n'apparaît dans la réalité de son visage que dans le regard d'un autre. Dans le regard, non pas sous le regard. 
Parmi les façons du regard il en est deux qui le méconnaissent. 
Le regard par en dessous qui, à l'affût de l'autre, cherche à le surprendre sans s'engager lui-même. Il en circonscrit d'avance l'aire d'apparition ; il réduit son infinitude impossessible  et libre à la finitude d'une image, récapitulable à partir de son contour, à laquelle il peut le prendre. Aussi l'a-t-il manqué. La lumière crue de la caricature d'un être n'est pas la lueur de son secret.
L'autre façon de manquer l'autre en manquant à ce qu'il est est apparemment toute contraire. Si, comme dit Lévinas, le visage de l'autre me transcende, me surplombe de toutes parts, s'il est celui dont je ne peux pas être l'auteur, à peine puis-je de temps en temps m'envisager à lui.
Inversons la situation —qui est réciproque. Je suis celui qui regarde, pur regard enveloppant. Ce regard qui émane de moi et qui ne va nulle part, traverse l'autre et ne le rencontrera jamais. Pas plus que le premier qui fait encontre. Ces deux échecs ne sont pas contraires. Ils se rejoignent dans la même méconnaissance. Ils expriment ensemble, négativement, la condition requise pour l'apparition en personne du visage d'autrui: l'épiphanie du visage de l'autre est liée, indissolublement, à l'autophanie de celui dans le regard duquel il apparaît. Et les deux sont dans la même situation (…)
Rencontrer l'autre sans réserver rien de soi, n'est-ce pas le comble de la générosité, la forme la plus haute du don ? Mais, à y voir de près, on s'y retrouve un peu trop (…) Ce don est un Gift: don-poison. Il engage l'autre dans une dette et par là me donne un avantage.
Le regard de l'amitié ne donne rien. Il donne ce qu'il n'a pas. Il donne l'autre à l'autre. Tel est le regard du pardon. "Ni regard contemplatif, ni regard affairé par la sollicitude: il s'agit d'un regard qui voit l'être, non pas indépendamment de la faute, mais au-delà d'elle, et qui de ce fait, nous donne un avenir, là où tout paraissait clos. Le regard de Jésus redonne Pierre à lui-même, précisément parce qu'il est un regard vers l'être, et qu'en un sens il ne donne rien, ni un reproche ni une consolation, mais donne plus que tout don: l'invisible du possible, le pardon qui appelle l'autre à être soi" (Jean-Louis Chrétien)
Ce regard sur l'être de l'autre lui ouvre l'espace dans lequel il pourra être non pas attaché à son acte et à son karma, mais être intégralement au péril du rien, d'où croît ce qui sauve. Le regard de l'amitié, le seul qui voit l'autre, ne s'attache pas à une essence possible mais à un être, dans la joie qu'il soit et que je sois."


Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie, éditions Jérôme Millon, 2007, pp.258-259

jeudi 16 juin 2011

Les mots d'esprit

"Un fils va voir ses parents à la maison de retraite. Ses très vieux parents, de plus de quatre-vingt-quinze ans chacun. Avec leurs soixante-douze ans de mariage, ils font l'admiration des autres pensionnaires et sont régulièrement félicités et fêtés par le personnel.
Aujourd'hui, ce fils est préoccupé. Il doit écrire un texte sur l'humour à partir d'un article de Freud. Ses collègues lui font confiance sur ce point dont il aurait donné déjà quelques preuves: le sens de l'humour. Pour Freud, il craint que cela soit plus compliqué, car il vient de découvrir cet article écrit en cinq jours, dans la deuxième semaine d'août 1927, et là, on est déjà le 15 août 2007, quatre-vingt ans plus tard et il lui reste tout juste cinq jours de vacances pour écrire son texte, à lui. Ça n'a pas de sens, non, mais c'est peut-être déjà un signe.
Il confie son souci à ses parents. Tous les deux sont nés en 1912, il y avait donc sept ans que Freud avait écrit cet autre article: le mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient. Cela pourrait les inspirer. Mais son père ne se souvient que d'une chose: la coïncidence de sa date de naissance avec le naufrage du Titanic. Les mots d'esprit lui inspirent que, grâce aux parties de scrabble avec les pensionnaires, il parvient ainsi à garder ses esprits. Freud ne lui dit plus rien.
Du coup la mère réagit et se plaint amèrement des extravagances de son époux. Bien sûr, il n'est pas tous les jours comme cela, mais quelle différence avec elle, dit-elle, qui non seulement a gardé toute sa tête, mais est la seule mémoire du couple. "Maintenant, je n'ai que toi pour parler sérieusement", dit-elle, s'adressant à son fils à la barbe du père. Le fils, songeur un moment, réagit en s'exclamant: "Ça y est, je le tiens, le Witz inaugural de mon article !"
Il dit Witz parce qu'à la pension, à Genève, quand on faisait un calembour, on appelait ça un Witz. Cette pension, il l'avait connue tout jeune, dès douze ans. Bien qu'il fût enfant unique, ses parents avaient dû se résoudre à mettre une frontière entre leur fils et eux, ses échecs scolaires étant à la hauteur des appréciations de ses professeurs: enfant dissipé, bavard, fait le pitre, etc.
La tranquillité suisse aidant, tout était rentré dans l'ordre.
"Tu te souviens, Maman, ce que tu avais répondu au psychologue du collège quand il vous avait convoqués avant mon départ en pension: "Complexe d'Œdipe, complexe d'Œdipe ? Allez! tout ça ce n'est pas grave du moment qu'il aime bien sa maman !"
"Ah, tu crois ?" reprend sa mère, "tu vois, ça je ne m'en souvenais pas !"
"Par contre", poursuit-elle, "déjà enfant tu aimais bien les histoires drôles… Je me souviens de l'une d'entre elles, que tu me demandais de te raconter sans jamais t'en lasser". "Ah bon ?" dit le fils piqué par la curiosité et les drôles d'associations de sa mère.
"Raconte…"
"Mais oui, souviens-toi, c'est l'histoire de cet homme allongé par terre sur le trottoir, un couteau planté dans la poitrine. Une brave dame se penche vers lui et lui dit: "Qu'est-ce que vous devez avoir mal !"
"Encore là ça va", lui répond l'homme, "mais c'est quand je ris…"
Ça y est, le tableau était au complet: après l'Œdipe, la castration, et tout ça avec le sourire. Il pouvait partir maintenant. Il remercia sa mère pour son aide, fit une bise sur le front de son père et put quitter la maison de retraite l'esprit tranquille. Il avait le sentiment de laisser ce fils derrière lui et d'affronter maintenant la paternité de son travail."


Patrice Brunaud, Clinique du jeu de mots, in Rire de soi, Libres Cahiers pour la psychanalyse n°17, 2008, pp.113-114.



jeudi 9 juin 2011

Nous sommes vivants, ici et maintenant, mais nous ne savons pas y accéder

"Dit brutalement: vivre n'échappe-t-il pas à la pensée ? "Tantôt je pense, tantôt je vis", note Valéry comme en adage — il y aurait partage de fait entre les deux, poussé jusqu'à l'exclusion. Car sur vivre la pensée a-t-elle prise ? Et d'abord sur ce qui brusquement s'émeut en nous et nous éventre, à peine vivre s'y trouve en péril, et fait taire tout le reste. On voudrait le dire d'un trait qui soit le moins forcé, mais ne sommes-nous pas toujours en dépassement bavard de ce qui soudain en nous tressaille, faisant surgir un tréfonds oublié, dès lors que vivre est arraché à son silence: que vivre suspend son évidence ? Car la difficulté n'est pas tant de dire l'au-delà que l'en deçà. Car ce verbe: "vivre" a beau se laisser ranger à côté et parmi tous les autres, se mêler à leur foule, il se retire alors soudain à part, ramasse d'un coup en lui tout ce qui compte, renvoie brutalement tous les autres à leur nullité. Ils ne sont plus que des ombres. 
Lui qu'on voit d'ordinaire s'enfouir et disparaître sous les autres, le voilà qui refocalise alors tout sur lui, tous s'effacent devant lui. 
Qu'est-ce qui soudain chavire, ouvre intérieurement de panique, dès que n'est plus assuré ce sous-entendu discret qui portait tout le reste ? Au point que tout le reste ne paraît qu'habillage…"


François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011, pp.9-10

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...