jeudi 9 juin 2011

Nous sommes vivants, ici et maintenant, mais nous ne savons pas y accéder

"Dit brutalement: vivre n'échappe-t-il pas à la pensée ? "Tantôt je pense, tantôt je vis", note Valéry comme en adage — il y aurait partage de fait entre les deux, poussé jusqu'à l'exclusion. Car sur vivre la pensée a-t-elle prise ? Et d'abord sur ce qui brusquement s'émeut en nous et nous éventre, à peine vivre s'y trouve en péril, et fait taire tout le reste. On voudrait le dire d'un trait qui soit le moins forcé, mais ne sommes-nous pas toujours en dépassement bavard de ce qui soudain en nous tressaille, faisant surgir un tréfonds oublié, dès lors que vivre est arraché à son silence: que vivre suspend son évidence ? Car la difficulté n'est pas tant de dire l'au-delà que l'en deçà. Car ce verbe: "vivre" a beau se laisser ranger à côté et parmi tous les autres, se mêler à leur foule, il se retire alors soudain à part, ramasse d'un coup en lui tout ce qui compte, renvoie brutalement tous les autres à leur nullité. Ils ne sont plus que des ombres. 
Lui qu'on voit d'ordinaire s'enfouir et disparaître sous les autres, le voilà qui refocalise alors tout sur lui, tous s'effacent devant lui. 
Qu'est-ce qui soudain chavire, ouvre intérieurement de panique, dès que n'est plus assuré ce sous-entendu discret qui portait tout le reste ? Au point que tout le reste ne paraît qu'habillage…"


François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011, pp.9-10

Aucun commentaire:

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...