jeudi 16 juin 2011

Les mots d'esprit

"Un fils va voir ses parents à la maison de retraite. Ses très vieux parents, de plus de quatre-vingt-quinze ans chacun. Avec leurs soixante-douze ans de mariage, ils font l'admiration des autres pensionnaires et sont régulièrement félicités et fêtés par le personnel.
Aujourd'hui, ce fils est préoccupé. Il doit écrire un texte sur l'humour à partir d'un article de Freud. Ses collègues lui font confiance sur ce point dont il aurait donné déjà quelques preuves: le sens de l'humour. Pour Freud, il craint que cela soit plus compliqué, car il vient de découvrir cet article écrit en cinq jours, dans la deuxième semaine d'août 1927, et là, on est déjà le 15 août 2007, quatre-vingt ans plus tard et il lui reste tout juste cinq jours de vacances pour écrire son texte, à lui. Ça n'a pas de sens, non, mais c'est peut-être déjà un signe.
Il confie son souci à ses parents. Tous les deux sont nés en 1912, il y avait donc sept ans que Freud avait écrit cet autre article: le mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient. Cela pourrait les inspirer. Mais son père ne se souvient que d'une chose: la coïncidence de sa date de naissance avec le naufrage du Titanic. Les mots d'esprit lui inspirent que, grâce aux parties de scrabble avec les pensionnaires, il parvient ainsi à garder ses esprits. Freud ne lui dit plus rien.
Du coup la mère réagit et se plaint amèrement des extravagances de son époux. Bien sûr, il n'est pas tous les jours comme cela, mais quelle différence avec elle, dit-elle, qui non seulement a gardé toute sa tête, mais est la seule mémoire du couple. "Maintenant, je n'ai que toi pour parler sérieusement", dit-elle, s'adressant à son fils à la barbe du père. Le fils, songeur un moment, réagit en s'exclamant: "Ça y est, je le tiens, le Witz inaugural de mon article !"
Il dit Witz parce qu'à la pension, à Genève, quand on faisait un calembour, on appelait ça un Witz. Cette pension, il l'avait connue tout jeune, dès douze ans. Bien qu'il fût enfant unique, ses parents avaient dû se résoudre à mettre une frontière entre leur fils et eux, ses échecs scolaires étant à la hauteur des appréciations de ses professeurs: enfant dissipé, bavard, fait le pitre, etc.
La tranquillité suisse aidant, tout était rentré dans l'ordre.
"Tu te souviens, Maman, ce que tu avais répondu au psychologue du collège quand il vous avait convoqués avant mon départ en pension: "Complexe d'Œdipe, complexe d'Œdipe ? Allez! tout ça ce n'est pas grave du moment qu'il aime bien sa maman !"
"Ah, tu crois ?" reprend sa mère, "tu vois, ça je ne m'en souvenais pas !"
"Par contre", poursuit-elle, "déjà enfant tu aimais bien les histoires drôles… Je me souviens de l'une d'entre elles, que tu me demandais de te raconter sans jamais t'en lasser". "Ah bon ?" dit le fils piqué par la curiosité et les drôles d'associations de sa mère.
"Raconte…"
"Mais oui, souviens-toi, c'est l'histoire de cet homme allongé par terre sur le trottoir, un couteau planté dans la poitrine. Une brave dame se penche vers lui et lui dit: "Qu'est-ce que vous devez avoir mal !"
"Encore là ça va", lui répond l'homme, "mais c'est quand je ris…"
Ça y est, le tableau était au complet: après l'Œdipe, la castration, et tout ça avec le sourire. Il pouvait partir maintenant. Il remercia sa mère pour son aide, fit une bise sur le front de son père et put quitter la maison de retraite l'esprit tranquille. Il avait le sentiment de laisser ce fils derrière lui et d'affronter maintenant la paternité de son travail."


Patrice Brunaud, Clinique du jeu de mots, in Rire de soi, Libres Cahiers pour la psychanalyse n°17, 2008, pp.113-114.



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