vendredi 17 juin 2011

Citation du jour "Dans le regard, et non pas sous le regard"

"L'autre en tant que personne ne peut pas être mis à découvert. Il se révèle ou il ne se révèle pas. Il s'ouvre dans la déchirure de son opacité et se produit au jour de cette déchirure. Mais il n'apparaît dans la réalité de son visage que dans le regard d'un autre. Dans le regard, non pas sous le regard. 
Parmi les façons du regard il en est deux qui le méconnaissent. 
Le regard par en dessous qui, à l'affût de l'autre, cherche à le surprendre sans s'engager lui-même. Il en circonscrit d'avance l'aire d'apparition ; il réduit son infinitude impossessible  et libre à la finitude d'une image, récapitulable à partir de son contour, à laquelle il peut le prendre. Aussi l'a-t-il manqué. La lumière crue de la caricature d'un être n'est pas la lueur de son secret.
L'autre façon de manquer l'autre en manquant à ce qu'il est est apparemment toute contraire. Si, comme dit Lévinas, le visage de l'autre me transcende, me surplombe de toutes parts, s'il est celui dont je ne peux pas être l'auteur, à peine puis-je de temps en temps m'envisager à lui.
Inversons la situation —qui est réciproque. Je suis celui qui regarde, pur regard enveloppant. Ce regard qui émane de moi et qui ne va nulle part, traverse l'autre et ne le rencontrera jamais. Pas plus que le premier qui fait encontre. Ces deux échecs ne sont pas contraires. Ils se rejoignent dans la même méconnaissance. Ils expriment ensemble, négativement, la condition requise pour l'apparition en personne du visage d'autrui: l'épiphanie du visage de l'autre est liée, indissolublement, à l'autophanie de celui dans le regard duquel il apparaît. Et les deux sont dans la même situation (…)
Rencontrer l'autre sans réserver rien de soi, n'est-ce pas le comble de la générosité, la forme la plus haute du don ? Mais, à y voir de près, on s'y retrouve un peu trop (…) Ce don est un Gift: don-poison. Il engage l'autre dans une dette et par là me donne un avantage.
Le regard de l'amitié ne donne rien. Il donne ce qu'il n'a pas. Il donne l'autre à l'autre. Tel est le regard du pardon. "Ni regard contemplatif, ni regard affairé par la sollicitude: il s'agit d'un regard qui voit l'être, non pas indépendamment de la faute, mais au-delà d'elle, et qui de ce fait, nous donne un avenir, là où tout paraissait clos. Le regard de Jésus redonne Pierre à lui-même, précisément parce qu'il est un regard vers l'être, et qu'en un sens il ne donne rien, ni un reproche ni une consolation, mais donne plus que tout don: l'invisible du possible, le pardon qui appelle l'autre à être soi" (Jean-Louis Chrétien)
Ce regard sur l'être de l'autre lui ouvre l'espace dans lequel il pourra être non pas attaché à son acte et à son karma, mais être intégralement au péril du rien, d'où croît ce qui sauve. Le regard de l'amitié, le seul qui voit l'autre, ne s'attache pas à une essence possible mais à un être, dans la joie qu'il soit et que je sois."


Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie, éditions Jérôme Millon, 2007, pp.258-259

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