vendredi 11 novembre 2011

C'est à (re)lire

"Rêve. "Ne m'oublie pas."
Ce sont les mots que j'adresse à une femme qui s'en va. Je m'aperçois, à peine les ai-je prononcés, que ce sont justement les mots qu'il ne fallait pas dire. Ils sont porteurs d'une plainte, ils me mettent dans la position du quémandeur d'amour. C'était cela que la femme en question (non identifiée dans le rêve) ne supporterait pas et qui la ferait fuir.
"Ne m'oublie pas", mon appel est un reproche, il est trop insistant, il aura l'effet contraire de celui que je souhaite, elle ne va pas tarder à m'oublier, à faire en sorte que je n'aie jamais existé à ses yeux.
De ce rêve je sors meurtri, annihilé.
Etre reconnu est au cœur de la demande d'amour. Etre reconnu dans son existence singulière. Cela commence avec le regard, celui d'une mère sans doute. Je me vois dans ce regard qui se porte sur moi: j'existe. Désarroi si ce regard me fuit, se porte ailleurs, est indifférent, hostile ou si je m'aperçois que je me suis leurré en croyant qu'il m'était destiné. Plan inoubliable d'une scène de La Ruée vers l'or : Charlot croit que la jeune femme dont il est amoureux se dirige vers lui, elle sourit, il est aux anges mais non, c'est un gros homme qui est derrière lui qu'elle va rejoindre.
Quand dans la rue les piétons me heurtent sans même s'en apercevoir ou ferment brusquement la porte du magasin où je m'apprêtais à entrer, je me retiens de m'écrier: "Mais enfin je suis là, j'existe." Ils ne m'ont pas vu, à moins qu'ils n'aient feint de ne pas me voir. Ce n'est pas qu'ils m'aient évité comme on cherche à éviter un fâcheux, non, je suis hors de leur champ de vision.
J'ai sur ma table le roman de Sylvie Germain qui s'appelle justement Hors champ. J'y trouve, accentué à l'extrême, ce que j'éprouve a minima dans ce que je viens d'évoquer avec ces passants qui, niant ma présence physique, m'annulent.
Aurélien, le héros du roman de Sylvie, traverse une à une les étapes de la non-reconnaissance : par les passants qu'il croise, les collègues, les amis, les proches, son chien, la femme aimée, impatiemment attendue et soudain indifférente et, pour finir, sa mère — "Non, pas toi maman, pas toi".
Si, toi aussi. La boucle est bouclée.
Peu à peu Aurélien devient l'homme invisible, impalpable, transparent, sans corps et sans ombre. Partout autour de lui on s'active, on parle, on joue, on se dispute, on aime, on mange, on boit.
C'est la vie, quoi!
"Ne m'oubliez pas", crient dans le désert tous ceux que nous ne voyons pas et qui en viennent comme Aurélien à s'effacer eux-mêmes. Ces anonymes, nous les désignons par un nom collectif: S.D.F., exclus, épaves, asociaux. Peut-être jadis ont-ils été des humains. Eux non plus ne se souviennent pas de ce temps-là"


J.-B. Pontalis, En marge des nuits, Gallimard, 2010, pp. 30-32

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 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...