"Le principe de toute critique radicale, de toute critique phénoménologique est le suivant: c'est l'exigence de faire voir la réalité dont on parle, si l'on prétend justement que c'est une réalité, c'est la nécessaire exhibition de ce qui doit faire le thème du discours ou de la recherche. Faire voir (…) ce dont on parle, c'est le faire entrer dans ce milieu de visibilité, dans cet horizon de lumière (…) que Heidegger appelle le monde. Mais le monde, précisément, est un milieu d'extériorité radicale. C'est l'extériorité qui rend visible, qui est la visibilité même (…).
Considérons par exemple le mur de cet amphithéâtre, ce mur dont nous disons qu'il est. Quel est l'être de ce mur ? Pour le sens commun, il n' y a pas de différence entre le mur et l'être du mur. Mais pour nous qui sommes philosophes, l'être du mur, ce n'est pas le mur, c'est bien plutôt sa négation. C'est le mur, mais dans son extériorité radicale par rapport à soi. D'ailleurs regardons ce mur. N'est-il pas extérieur à lui-même, ne se tient-il pas dans une sorte d'extériorité sans laquelle il ne se donnerait pas à nous ? Car notre regard qui atteint le mur n'est pas un comportement ontique, un processus psychique. Ce regard n'est rien d'autre que l'extériorité du mur par rapport à soi. Ainsi en est-il non seulement du mur mais des éléments qui le composent, des briques et finalement des atomes. Chacun de ces éléments n'est qu'en tant qu'il est nié, en tant qu'il est immergé dans ce milieu de néant qui lui permet de se manifester. Et ce n'est pas vrai seulement pour le mur, pour les choses matérielles mais pour tout ce qui est.
Il y a une sorte d'extériorité radicale qui transit toute chose et qui, la mettant proprement à l'extérieur d'elle-même, lui donne, dans cette extériorité par rapport à soi, la possibilité d'être en se manifestant. Moi-même, je n'échappe pas à cette loi. Je ne suis que pour autant que je me manifeste et je ne me manifeste que pour autant que je suis, moi aussi, traversé par cette extériorité universelle. Je suis un autre.
Que devient alors cette prétendue dimension d'intériorité dont nous parlons ? Comment donc l'intérieur pourrait-il être ? Il ne pourrait le faire qu'en entrant lui-même dans la lumière de l'être, c'est-à-dire en s'extériorisant, en s'objectivant (…).
Ces présuppositions ontologiques si puissantes et si universelles, qui ont été portées à la clarté du concept par la philosophie moderne et qui rejoignent d'ailleurs celles de Kant, qu'elles développent, nous voulons les mettre en question, non pas sur un plan général, mais à propos d'un exemple particulier, et cet exemple sera celui du corps, de mon corps.
Il peut paraître paradoxal, pour légitimer ce concept d'une intériorité radicale et, par là même, le concept d'âme, de faire appel au corps. Ce paradoxe s'atténue dès que se fait jour l'idée d'un corps subjectif. Lorsque le corps, en effet, est interprété, non plus comme d'une façon naïve et unilatérale comme un objet, mais aussi comme un sujet, et peut-être comme le sujet véritable, comme la source de notre connaissance sensible, et lorsque cette connaissance sensible, à son tour, au lieu d'être traitée comme un mode inférieur de la connaissance, est saisie comme le sol et le fondement de toute connaissance possible, alors l'analyse du corps ainsi compris dans sa subjectivité originelle peut sembler nous conduire à cette intériorité que nous cherchons."
Michel Henry, De la phénoménologie, Tome I, Phénoménologie de la vie, PUF, 2003, pp. 23-25
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