lundi 26 février 2018

Christiane Veschambre, Ecrire. Un caractère




Écrire. Un caractère

Je suis très heureux de saluer ici la publication du livre de notre amie Christiane Veschambre, que les lecteurs du Blog connaissent bien maintenant. Je fais le pari que vous apprécierez particulièrement ce livre consacré à l'acte d'écrire, un vrai portrait d'Ecrire!


"Christiane Veschambre, née en 1946, est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages, dont Le Lais de la traverse (éditions des femmes, 1979), Passagères (Ubacs, 1986, rééd. Le Préau des collines, 2010), La Griffe et les Rubans, La Maison de terre (Le Préau des collines, 2002 et 2006), Les Mots pauvres, Robert & Joséphine (Cheyne éditeur, 1996 et 2008), Versailles Chantiers, avec des photographies de Juliette Agnel, et Basse langue (éditions isabelle sauvage, 2014 et 2016). Dernier ouvrage publié: Ils dorment (Le Préau des collines, 2017).

C’est une œuvre totalement habitée que Christiane Veschambre signe ici en s’attelant à l’écriture, sa pratique, au point de faire de l’acte d’écrire
un caractère : Écrire, un sujet à l’existence propre, un organisme vivant.
Au long de textes d’une page la plupart du temps, on suit un être physiquement présent aux côtés de l’auteure, qui, enfant buté et sauvage, à l’image de l’Ernesto de Duras, « ne veut pas travailler », « aime ce qui surgit », « veut un certain sommeil », « toutà coup ne veut plus », « n’apprend rien », « parfois fait le mort », bref, « n’aime pas composer »... Portrait d’Écrire, donc, d’une intransigeance extrême, qui ne cesse de travailler l’écrivant, de l’entraîner loin de la posture de « quelqu’un-qui-écrit », hors de tout confort.

Christiane Veschambre rend ainsi avec justesse « l’accès de vie » la traversant par l’écriture, ce qui « passe » par elle pour la « déloger » de son moi, comme le grondement en elle de la basse langue (titre de son précédent livre), cette langue « souterraine », étrangère à toute légitimité extérieure, et par là impérative et fondamentale."

COLLECTION « SINGULIERS PLURIEL », 80 PAGES, 
Editions  isabelle sauvage, 2018

Pour aller plus loin à la découverte de Christiane Veschambre:
http://www.m-e-l.fr/christiane-veschambre,ec,264
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2017/01/17/entretien-veschambre/

samedi 10 février 2018

Julia Kristeva, Le Temps sensible

Longtemps le temps

 Le Temps sensible : Proust et l'expérience littéraire


"L'après-midi, le vent se lève sur l'océan et la brume des souffles printaniers blanchit le soleil. Le
vert, le bleu, toutes les couleurs ont l'air passées, mais je sais bien qu'elles se réveillent à peine. Il
me reste plein de choses à faire. Demain, après- demain, jusqu'au départ. Mon agenda de retour est
encore plus rempli. Pas un vide. Les vacances sont évidemment prévues, elles aussi. Je connais mes
voyages à l'étranger pour les trois années à venir, et je prévois les surprises que je ne connais pas.
Toute la suite m'intéresse et j'y participe activement. Pour certains j'en fais même trop, trop vite, cet
appétit... Pourtant, mon intérêt est une curiosité apaisée: moins par la déception qui couronne
nécessairement une course, surtout les plus fébriles, que par la répétition qui se dégage des parcours
pourvu qu'on les rassemble. Les durées les plus insolites ont une structure que l'esprit dubitatif finit
par déceler, à force de s'y laisser prendre.


Je crois qu'il reste des choses dont je me soucie. Mon corps, par exemple. Je viens de m'apercevoir
du temps qu'il fait cet après-midi. On peut dire que je suis dans l'après-midi de la vie. Une façon de
parler, non sans outrecuidance, car souvent la nuit vient vite après des matins bien remplis. Une
femme apprend très tôt à se soucier de son corps, d'en attendre toujours quelque chose. Cette
chaleur qui monte au visage, les cuisses endolories après la nage, et ces seins qui ne cessent
d'évoluer: des signes mais de quoi? Je n'y pense pas vraiment. Je monte avec la chaleur, je suis le
mal des muscles, je bouge dans ma poitrine. Il y avait, jadis, une Carte du Tendre. Aujourd'hui, une
femme qui ne se déteste pas trop est la carte incarnée de son physique, une biologiste sensible. Les
savants ne sont jamais troublés, ils remplacent l'inquiétude par le savoir qu'ils ont des phénomènes.
Moi, j'élimine mes symptômes grâce au sens que je leur donne, jusqu'à m'identifier à eux. Je les
habite, j'en suis. Du moins, j'essaie.


On peut dire que je me soucie aussi de mes rêves. Plus exactement, depuis tant d'années d'analyse,
je ne m'en soucie plus mais j'y pense. Il n'y a pas de quoi en être fière. Les raconter est toujours un
déguisement de la bêtise ou de la cruauté qui n'ont pas de limite, tandis que le déguisement luimême
n'a de sens que pour la personne à laquelle il est destiné. Dans la mesure où je ne vous
connais pas, je me contenterai de vous dire qu'il y a eu un mort dans mon rêve cette nuit. Je me suis
donné l'image de quelqu'un mort, je me suis donné quelqu'un mort, j'ai donné la mort à quelqu'un.
Je sais d'où ça vient. Une longue histoire conduit à ce meurtre dont j'ai déjà raconté une variante à
mon analyste et que j'écrirai peut-être dans un roman. Les rêves mettent en espace un temps qu'on a
voulu oublier mais qui nous prolonge au point de faire de nous des êtres hideux. Arrive un moment
où le poids de cet espace devient insupportable, et c'est une chance si l'on réussit à en faire une
histoire qui intéresse quelqu'un d'autre. Non que les soucis disparaissent par la magie de cette
parole. Seulement, en se disposant dans des mots, en s'orientant dans plusieurs directions (votre
père, votre mère, votre fille, votre femme,votre mari, votre employeur, votre analyste), les soucis
s'allègent, paraissent non pas insignifiants mais moins graves, peut-être même un peu ridicules. Ou
plutôt d'un autre temps, d'un temps pressé et agité qui n'est pas celui de votre récit s'amusant à
distinguer diverses pistes, filières, fourmilières.


Je ne sais depuis combien de temps je suis ici. Si l'on reste perméable aux éléments de l'île - aux
parfums des algues, aux cris des mouettes, au vent qui relève le soleil - le temps se dilate, il vous
soûle. Flashes d'enfance, rêves éveillés, abrutissements d'où ne subsistent que des sensations, et
puis rien. Ce temps soufflé, qui double toujours mon calendrier dans l'île, est la perception la plus
concrète, ou, si l'on veut, l'image la plus exacte que je puisse donner du temps logique à partir
duquel j'observe mes rêves. Ni hors du temps, ni ligne point à point. Écartelé entre les deux: un
carrefour, un réseau, une hypertrophie.


Je veux faire croire aussi, parce que j'en suis sincèrement persuadée, que je me soucie de quelques
autres. De mon fils, en premier lieu. Ses premiers pas, ses balbutiements, ses études, ses amours,
ses succès, ses échecs - tout cela m'intéresse, j'y cours, je me dépense, j'assure, je prévois. À vrai
dire, le moindre signe qui vient de lui me fait fondre. Ceux que nous aimons nous privent de nos
moyens, de telle sorte que la raison, qui bâtit toujours une logique de l'action, tourne court. D'abord
parce qu'on est prêt à tout arrêter, à simplement jouir dans l'instant où cet enfant, cet homme, cette
femme nous donne une impression qui coïncide avec un territoire secret, indicible, un peu honteux,
qu'on ne saura jamais communiquer. L'amour n'est ni un intérêt ni un rêve, mais l'identification
absolue, la refonte des frontières. Plus de « je », aucune limite. À partir de là, on peut s'apercevoir
que ce qui «fond» c'est bien «moi ». Que cet enfant, cet homme, cette femme en sont le prétexte. Et
que la délicieuse catastrophe dite amour se joue entre les éléments de mon histoire. Un court-circuit
dans l'espace inconscient qu'alimente bien sûr quelqu'un d'autre, mais un autre tel que je le vois.
Franchement, tant de pages lues et écrites pour en arriver à ce quotidien, à cette banalité?
L'impatience perdue apprivoise le terne visage du banal. Elle y entrevoit la bonté que le quotidien
s'acharne à dissimuler, à détruire. Le tribunal du surmoi, qui a raison de se révolter contre la
bassesse du banal, devrait apprendre le pardon. Savoir donner du sens aux broutilles ne signifie pas
en effacer l'insuffisance. Le pardon confère une signification à l'infiniment petit, même à
l'infiniment abject. Sans les rehausser, il leur permet de se refaire une vie. Le par- don est la
bonification de l'idiotie en imaginaire. Le pardon s'énonce en roman.


Je ne devrais me soucier que de ma mémoire involontaire et éventuellement de sa mise en forme.
Mais Proust l'a déjà fait, et j'ai choisi de l'accompagner. Nous sommes dans l'après-midi de cet
accompagnement, et pourtant il reste tant de choses à faire. Un projet, fût-il celui de lire une
expérience passée, est une fuite en avant qu'on peut essayer de poursuivre sans impatience. Cette
fuite est virtuellement infinie, comme l'est le temps jeté en avant de lui-même. De plus, attentive à
l'aventure proustienne, une échappée peut aussi s'échapper d'elle-même, pour inlassablement
revenir en arrière et à côté. Retarder la fin, s'attarder, empiler les enchâssements et les métaphores.
Il vaudrait mieux s'arrêter au provisoire, provisoirement. Nous allons voir une autre fois. Voire.
L'autre fois, plus tard ou jamais. Compter avec jamais. S'en tenir au fragment. Travailler par
touches, ambitieux et interminables arrêts. Une façon de concilier la curiosité avec l'instant;
l'inquiétude de l'enquête et du sens avec la sensation qui est plénitude dérobée, infléchie. C'est dans
l'ouverture de l'incomplet, dans le suspens, que nous attend, peut-être, la chance d'éprouver le
temps sensible. Sentir le temps se perdre, mais rechercher, donc nommer, l'expérience de cette
dissolution. À l'embouchure de la durée qui signifie et de la perception encore ou déjà insensée, à la
bordure entre «je» et « Être»: ce kaléidoscope d'impressions et de caractères qui balisent un espace
démesuré, de Combray à la Fin, de « Longtemps je me suis couché de bonne heure» à « une place
au contraire prolongée sans mesure [...] dans le Temps ».


Longtemps le Temps. En prolongeant l'enfance et la sensation, en différant la mort et le sens. Ni
impatients ni ravis, entre deux, le temps d'un roman."


© Julia Kristeva (Extrait du Temps sensible)

vendredi 9 février 2018

Aimé Agnel: Sur quelques films vraiment sonores



Je relaie cette annonce des éditions de l'œil avec beaucoup de plaisir, j'ai la chance de connaître personnellement l'auteur; le blog a déjà eu le privilège de présenter dans ses colonnes l'un de ses précédents livres, le magnifique L'Homme au tablier.

"Bonjour à toutes et tous,

Nous avons le plaisir de vous annoncer
la parution du livre d'Aimé Agnel,
Sur quelques films vraiment sonores.

Il est disponible dès à présent !

Texte d'Aimé Agnel / Photogrammes de films

12,5 x 18,5 cm / 160 pages / février 2018
18 € / isbn : 978-2-35137-247-0

-
« Le synchronisme des sons et des images auquel le cinéma nous a habitués nous empêcherait-il de reconnaître et de goûter la spécificité et l’hétérogénéité de l’écoute et du regard ? (…) Reconnus dans leurs différences, le son et l’image travaillent pourtant, comme le recommandait Robert Bresson, “chacun à leur tour par une sorte de relais”, ou bien cohabitent, comme dans les films de Jean-Luc Godard, dans une mise en tension de leur disparité, qui nous permet de les entendre vraiment ensemble sans que soient perdues leurs qualités et leurs forces respectives. C’est par la différenciation qu’on accède à la complexité. »
Aimé Agnel évoque ici quelques-uns de ces films « vraiment sonores ».

Parmi de nombreuses activités liées au cinéma, à la psychanalyse ou au son, Aimé Agnel fut entre autres professeur à l’IDHEC, chargé de cours à l’Université de Vincennes (Département Cinéma), monteur son de Le moindre geste de Fernand Deligny et Jean-Pierre Daniel et La Storia de Sergio Castilla, acteur dans L’Aquarium et la Nation de Jean-Marie Straub…
Il a notamment publié L’Homme au tablier, le jeu des contraires dans les films de Ford et Hitchcock et l’ennui, une psychologie à l’œuvre.

Les éditions de l'œil - 7, rue de la Convention -  Montreuil
editionsdeloeil@gmail.com - 01 49 88 03 57"



mercredi 7 février 2018

Lecture Julia Kristeva

Une fois n'est pas coutume, le blog ouvre ses colonnes à notre amie Christiane Vaissade (membre du Cercle de lecture) pour partager avec vous sa lecture du livre-entretien de Julia Kristeva. A notre grande joie, elle a relevé le défi. Merci à elle, et bonne lecture.

"- La richesse de son parcours, tracé ici avec l’aide d’un « interviewer » dont on peut regretter peut-être qu’il soit l’un de ses admirateurs inconditionnels : cela ôte du naturel à l’entretien et ferait croire à un éloge un peu convenu si l’on ne connaissait l’un et l’autre, interviewer et interviewée. Point d’éloge de commande donc, mais une mise en abyme de l’écriture, la patte de Samuel Dock éclipsée – c’est la règle -   par celle de Julia Kristeva, sans nul doute relectrice et co-auteur(e) de ces textes. Le genre toutefois reste mal défini : mémoires ? entrevues entre le journaliste de l’Huffington post et JK ? Somme d’une série d’entretiens hebdomadaires sur France Inter ? Cette dernière hypothèse expliquerait alors la redondance de l’éloge –non illégitime toutefois-  dans un récit de vie nécessairement haché sur les ondes.

- Richesse néanmoins d’un tel parcours, dont l’un ou l’autre souligne le côté foisonnant (le nombre de publications), la volonté de poursuivre, l’intelligence et l’opiniâtreté constantes, l’aptitude à s’adapter.

- Une extraordinaire capacité d’adaptation en effet, sur laquelle nous nous sommes attardés : étrangère arrivant dans un milieu des plus fermés, elle a su se faire une place, sans déclencher d’hostilités, et rapidement se lier aux essayistes, penseurs ou professeurs les plus créatifs de l’époque, sans s’enferrer dans les querelles post-68 entre littérature et linguistique. Autrement dit, comme si elle avait su se préserver, en sa qualité d’étrangère, et prendre le meilleur de ce qui excitait la pensée et allait faire progresser les idées. Alliée aux meilleurs et aux plus « pointus » selon les querelles du moment (R.Barthes, Benveniste, Jakobson et Chomsky, Claude Durand, Françoise Héritier, Derrida…), engagée dans les courants du moment sans s’y perdre (féministe avec S.de Beauvoir, Claude Lanzmann, E. Badinter), elle passe d’une discipline à l’autre, arrive à relier littérature, linguistique, psychanalyse…

- Reconnue et intégrée dans ces cercles de pensée : la dimension humaine apparaît toutefois souvent, comme une idée fixe : le souci du fils handicapé. Problème de société toujours actuel, qu’elle prend à bras le corps, comme tout ce qu’elle fait.

- Une posture aujourd’hui internationale, et cependant elle continue à enseigner ou militer…Une femme convaincue qui a aimé la vie qu’elle a choisi après avoir accepté celle qui lui était donnée.

Ce livre d’entretiens a entre autres le mérite de démontrer qu’elle ne doit pas tout à son célèbre époux et qu’elle s’est construite elle-même. Sans doute aimerait-on l’entendre davantage, la lire elle et non son hagiographe, mais elle a tant publié que le choix est ouvert. Ses biographies ou « histoires de » (Thérèse d’Avila, Colette, Hannah Arendt…) proposent d’agréables moments d’écriture, très documentés.
Elle est probablement l’une (l’un) des rares écrivains contemporains à avoir pu ainsi toucher avec talent aux différents genres (littérature – fiction ou biographie, philosophie, psychanalyse) et à pouvoir les enseigner en spécialiste.
Réconfortant et admirable.
Le « voyage » enfin : une métaphore de sa vie ? Une mise à distance, pirouette pudique de sa part : sa vie ne serait que « voyage »…ne pas se fixer, toujours avancer…c’est le testament de modestie qu’elle livre p.93 [pour mon enterrement…il suffira d’écouter le Requiem de Mozart et de dire que je me suis voyagée…] ou titre un peu forcé pour casser le côté grandiloquent du genre des Mémoires ? L’audacieux néologisme de ce verbe si peu académique renvoie tant à ses origines qu’à sa posture devant la vie : J.K. aime le français mais n’oublie pas qu’il n’est pas sa langue maternelle et elle s’autorise surtout à être irrévérencieuse devant les usages…enrichissant ainsi la langue et la vie !"

Christiane Vaissade

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...