Et ce que je lis ici c'est entre autres "Va! lave-toi sept fois dans le Jourdain".
Bon, a priori c'est clair, c'est un ordre, mais c'est une parole qui ne me parle pas. Du moins tant que je la lis avec le projet de la commenter. Tant que je la lis en professionnel!
Et néanmoins, comme je ne veux pas perdre la face, je réponds à la voix anonyme: "Oui, je crois que je comprends un peu".
Je peux donc lire ou entendre sans comprendre et néanmoins commenter. Et néanmoins plonger dans l'eau profonde et trouble de la Parole, avec l'illusion d'en rapporter la quintessence, le sens, celui qu'il faut entendre!
Et c'est ici que, personnellement, je commence à bafouiller. Car la petite voix persiste: "Lis-tu seulement ce que tu comprends ou comprends-tu ce que tu lis quand tu lis": "va, lave-toi sept fois"?
Bafouiller c'est pédaler dans sa salive, c'est barboter dans une espèce de voix boueuse, où mes mots flottent à demi, comme submergés par le doute, comme l'officier Naaman partagé entre le doute et l'espoir au moment de plonger dans l'eau du Jourdain.
Bafouiller c'est aussi un manque d'hygiène: je n'ai pas à l'instant de mots secs, propres à nommer mon expérience, non pas celle du professionnel, mais de simple lecteur concerné par ce qu'il lit. Que sait Naaman, à cet instant, de son expérience ? A l'instant où, ayant lâché prise il consent à plonger sept fois dans l'eau?
Oubliant ce que je sais ou crois savoir, je m'interroge: Qui parle dans le texte ? A qui s'adresse-t-il ?
Et c'est souvent là où je me réveille, en sursaut. En effet c'est une manie chez moi, je sursaute chaque fois que je suis irrité, et je suis irrité chaque fois que je suis touché. Et cela me réveille, c'est-à-dire me sort du confort de ma neutralité. La parole "Va! lave-toi sept fois dans le Jourdain" me réveille littéralement. Non pas à cause du chiffre sept, chiffre parfait paraît-il, mais à cause de l'adresse.
Qu'est-ce qu'une parole en effet, sinon qu'elle est adressée ? Sinon quand elle me parle ? Et quand la Bible m'adresse la parole à travers un personnage comme celui de Naaman, je ne sais pas pourquoi, elle me renvoie toujours à ma propre expérience de croyant parlant, non pas tout seul, mais avec un autre Naaman, c'est-à-dire un homme en souffrance en quête d'un vis-à-vis, comme P.A.
J'ai rencontré P.A. dans un hôpital psychiatrique. La trentaine, grand, beau. Il ne dit "rien". Il a l'air de tourner en rond. Je suis là depuis un quart d'heure environ. Un surveillant s'approche de lui et lui dit (en me désignant) que je suis aumônier. La petite fille n'avait-elle pas indiqué à Naaman le lieu où il pouvait espérer trouver guérison ?
Alors P.A. est venu vers moi. Je lui ai demandé s'il préférait qu'on aille à l'extérieur? Il a dit "non, on reste ici". On s'est assis à l'écart dans la grande salle (une télé allumée en permanence au fond de la salle).
—Comment ça va ?
—Pas fort!
—Que voulez-vous dire ?
—Pas fort, a-t-il répété.
—Voulez-vous qu'on en parle…? (il me fait oui de la tête) Qu'est-ce qui ne va pas ?
—Tout!
—C'est beaucoup "tout".
—Oui, tout.
—Avez-vous besoin de quelque chose là maintenant ?
—Oui, de paix!
—Quand vous dites "paix" vous pensez à quelque chose de précis? (il me regarde comme surpris par ma question). Où la situerez-vous la paix ? Ici, là (je désigne ma tête puis le coeur)?
—Les deux, me répond-il. Et il ajoute d'une voix étrange que je ne reconnais soudain plus: "Que les persécutions s'arrêtent".
—…!? Silence. On se regarde longuement. Vous savez qu'est-ce qui vous persécute ? Est-ce quelqu'un ?
—Oui, quelqu'un me persécute.
—Et vous voulez que "ça" s'arrête…
—Oui. (suit un long silence)
Ses yeux sont fixes et semblent viser un ailleurs dont je n'ai pas accès. Je me rends compte que je ne m'étais pas présenté. Lui non plus. Nous sommes deux inconnus qui se parlent. Je le lui dis en souriant. Histoire de le ramener dans le présent de notre singulière rencontre. Il se présente en ajoutant son nom de famille et le service médical où il est interné. Je comprends qu'il souhaiterait qu'on se revoit. Il me dit à un moment donné:
—Dieu est amour, n'est-ce pas ?
—Oui, est-ce que vous le ressentez ?
Visiblement, il ne s'attendait pas à la question. On se regarde longuement, en silence! Il y a comme un semblant de complicité entre nous. Je sens que notre conversation touche à sa fin. On se reverra encore les semaines suivantes. Puis un jour, je me présente comme d'habitude au service:
—Est-ce que je peux voir P.A. ?
—P.A. est sorti en début de semaine, il va beaucoup mieux!
J'étais à la fois surpris et content pour lui. Mais je ressentis aussitôt une petite déception, j'aurais voulu lui dire au revoir. Mais de quel droit, au fond ? P.A. poursuit son chemin, nos routes se sont croisées simplement.
Comme celles de Naaman et du prophète Elisée. N'en déplaise à Naaman, qui veut faire un cadeau à Elisée, mais une telle rencontre a-t-elle un autre prix que celui de la grâce ?
P.A. a-t-il réussi, comme Naaman pour sa lèpre, à se débarrasser de l'esprit persécuteur qui menaçait son intégrité ? Continuera-t-il à sentir au fond de lui l'amour brûlant et apaisant de Dieu ?
Et moi, lecteur, commentateur, bafouilleur hésitant devant la Parole de Dieu, suis-je sûr que mon souvenir déclenché par elle est un souvenir en tout point fidèle à ce qui est "arrivé" ?
Que mon souvenir ait été investi d'autres significations en le mélangeant avec l'histoire de Naaman, n'en fait pas pour autant un souvenir-écran. Dans ce qui est arrivé, entre P.A. et moi, s'est inséré peut-être autre chose qui nous échappe et qui ne nous appartient pas.