samedi 31 octobre 2009

Le temps

"Fallait-il penser le "temps"?
Non point, qu'on entende bien la question, comment penser le temps — là-dessus, la philosophie n'a cessé de disserter — mais, de façon plus radicale, avait-on besoin, et pour quoi faire, d'un concept de "temps"?
Cette question, je crois qu'on n'a pas imaginé de la poser.
Car le "temps" ne cesse d'habiter notre pensée quotidienne, à titre d'évidence, et de la mouler ; et, si toute l'histoire de la philosophie, le recevant comme un donné, n'a cessé, à travers ses renouvellements, d'en interroger l'énigme, c'est sans sortir du cadre notionnel qui, dès l'abord, dans la langue, s'imposait à elle (…)
Y aurait-il une alternative à la pensée du temps ?
Et, de fait, de dessous cette question du temps, c'est bien celle du "vivre" que je me propose de tirer au jour, pour l'aborder à nouveaux frais ; ainsi que, pour être en mesure de déployer la notion du vivre en la décollant du temps, celle des conditions de possibilité de sa prise en charge par la philosophie. Car vivre — mais non pas une vie comme on en parle du dehors, s'agirait-il de "sa" vie — ne se passe pas en début et fin ; vivre en soi n'est pas de l'ordre du déplacement du mobile et de la traversée.
Et, d'autre part, comment vivre au "présent" si celui-ci, selon la définition physique, n'est qu'un point sans extension, un in-stant sans maintenant possible ? (…) 
Faire un détour par la Chine, au fond, nous servirait à cela: en passant par d'autres cohérences, ignorantes de nos constructions subjectives, il s'agit de porter à la réflexion ce qui ne cesse d'être impliqué par notre expérience, et même que nous ne cessons de dire au quotidien, mais que, de par les choix qui sont les siens, n'a pu penser la philosophie. 
Chemin faisant, j'ai donc tenté de dégager une autre perspective que celle du surplomb du temps et du grand drame — existentiel" — qu'elle organise ; j'ai pris, à l'essai, le parti d'une sagesse qui, dans son ouverture au "moment" et face à l'angoisse de la mort, dirait une insouciance qui ne soit pas une fuite (…)
Mais puis-je vraiment m'en tenir là ? En se laissant confronter, la question du "temps" et la pensée du "vivre" se réfléchissent et, je l'espère, s'éprouvent et se travaillent ; mais, je le constate, elles ne s'intègrent pas — , je n'ai pas vu comment dépasser, sur un tel sujet, l'antinomie de la sagesse et de la philosophie."


François Jullien, Du "temps". Eléments d'une philosophie du vivre. Grasset, 2001, p.7-9.





lundi 19 octobre 2009

L'attente!

Invariablement, depuis deux ans, notre conversation tient en deux phrases:
Comment allez-vous, Madame O.?
Ma foi, on est là… (elle marque un bref arrêt), puis ajoute — j'attends!
Alors, je m'assois à côté d'elle, et nous attendons.
Son regard fixe et vide me touche et me questionne tout à la fois.
De quoi est-il l'expression?
Ainsi assis, côte à côte, nous attendons, chacun plongé dans ses pensées.
Les miennes ouvrent sur le présent de l'attente:
 Comment Mme O. habite-t-elle l'attente?
Elle, sans doute, avec ses souvenirs, l'avenir n'existant plus pour elle.
A 80 ans, la Maison de retraite est sa dernière demeure.
Sauf qu'elle n'a pas choisi elle-même d'être ici.
Plus tard, ses enfants me diront qu'ils n'avaient pas le choix non plus.
Le choix, justement, ce mot me revenait à l'esprit à chacune de mes rencontres avec Mme O.
— La mort n'est pas un choix, la vie non plus, du moins en ses commencements, me disait, l'autre jour, un autre pensionnaire plutôt philosophe.
— Après, chacun a la possibilité de choisir la vie, sa vie, avant qu'on choisisse à nouveau pour vous, concluait-il.
Mme O. sait, elle, ce qu'elle attend maintenant, ou plutôt ce qui l'attend, mais ce n'est pas ce qu'elle veut.
Ce qu'elle veut, c'est de retourner dans sa maison.
Elle le veut tout en sachant que cela est impossible.
C'est cet impossible, synonyme de non retour, qui donne l'impression que le temps s'est arrêté pour Mme O.
Comme si elle ne pouvait plus rien attendre du temps qui s'est figé avec elle…
Cependant, nos rencontres hebdomadaires, dans leur brièveté même, ne remettent-elles pas du mouvement dans nos deux existences ?
N'est-ce pas cela vivre dans le présent, dans le moment présent ? Ce moment qui nous saisit dans le vif de nos singularités!

lundi 5 octobre 2009

Citation du jour: "Quand nos yeux se touchent, fait-il jour ou fait-il nuit ?" (signer une question d'Aristote)

"Ne faut-il pas choisir entre regarder, voire échanger ou croiser des regards, et voir, tout simplement voir? et d'abord entre voir le voyant et voir le visible ? Car si nos yeux voient du voyant plutôt que du visible, s'ils croient voir un regard plutôt que des yeux, dans cette mesure du moins, dans cette mesure en tant que telle, ils ne voient rien, dès lors, rien qui se voie, rien de visible. Ils sombrent dans la nuit, loin de toute visibilité. Ils s'aveuglent pour voir un regard, ils évitent de voir la visibilité des yeux de l'autre pour ne s'adresser qu'à son regard, à sa vue seulement voyante, à sa vision (…).
Est-ce le jour, ici, à cet instant ? (…)
Faudrait-il faire la nuit, faire paraître la nuit pour se voir regarder l'autre ou pour se voir regardé par l'autre ? Pour voir l'autre nous voir, soit à la condition qu'alors nous ne voyions plus la visibilité, seulement la voyance des ses yeux ? Est-ce cela, la nuit, notre première nuit, le premier sens, le sens fort du mot "nuit" ?
Le premier qu'il nous faille avoir le goût d'entendre, avant de voir ou de toucher ?
—Répétons cette question. Mais déplaçons-la cependant en prenant acte de son déportement: "Est-ce le jour, alors, à cet instant ? Est-ce la nuit ?
Si l'on répond "la nuit", ne dirait-on pas que dans la constance de ce contact, dans l'interruption consentie qui les tient ensemble, les yeux se touchent alors en aveugles ?
Cependant, elle m'objectait, celle que je surnomme la question, ou je m'objectais, moi-même, à moi-même: "à moins qu'ils ne commencent ainsi à s'entendre, justement".
— Mais justement, quand je croise ton regard, je vois et ton regard et tes yeux (…), et tes yeux ne sont pas seulement voyants mais visibles. Or parce qu'ils sont visibles, je pourrais les toucher, justement, du doigt, des lèvres et même des yeux…"


Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, éditions Galilée, 2000, p.12-13. (Livre de philosophie, 354p). C'est à lire, pour aller à la rencontre de la pensée du "toucher" dans l'œuvre de Jean-Luc Nancy, vue, regardée, touchée par Derrida!

jeudi 1 octobre 2009

Guinée: Conakry compte ses morts.

C'est à la Une de presque tous les journaux depuis plusieurs jours. Conakry, la capitale de la Guinée, est devenue une ville morte, suite à une sanglante répression contre les manifestants venus soutenir des leaders de l'opposition.
Bilan officiel : 57 morts, mais l'organisation guinéenne de défense des droits de l'Homme avance 157 morts et un millier de blessés. C'est trop!
"L'armée est devenue le corps malade du pays", disait avec justesse un observateur de la scène politique africaine. En effet, l'armée est omniprésente depuis la mort du premier dictateur, Sékou Touré, en 1984. Moussa Dadis Camara, le chef de la junte actuelle, est venu au pouvoir grâce à un putsch le 23 décembre 2008, à la suite du décès d'un autre militaire-dictateur, L. Conté, en promettant d'assurer la transition en vue des élections libres.
Or, depuis cet été, il a clairement laissé entendre sa décision de se présenter aux élections présidentielles. D'où la manifestation de protestation de l'Opposition lundi dernier. D'où la répression: des soldats tirent sur les manifestants, tuent, pillent, violent…
La communauté internationale a condamné dans son ensemble le comportement irresponsable de la junte au pouvoir. Mais elle ne doit pas s'arrêter là, comme l'a si bien exprimé Mme S. Belhassen (présidente de la Fédération internationale des Droits de l'Homme) elle doit contraindre Dadis Camara à respecter les droits de l'Homme et sanctionner les auteurs des crimes graves perpétués cette semaine, et assurer à la Guinée une transition et les élections libres et transparentes.
J'ose espérer que les choses peuvent évoluer dans ce sens, car voilà plus de cinquante ans (depuis l'indépendance) que mon peuple souffre, endure, et pour finir se fait tirer dessus comme des lapins!

C'est très rare dans ce blog, je crois, que je fasse une entorse au principe qui a guidé à sa création, à savoir: ne parler que des livres, rien que des livres. Mais, voilà, parfois il faut savoir passer outre ses propres principes… Quitte à y revenir.
Merci de votre soutien au peuple guinéen!

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...