"Fallait-il penser le "temps"?
Non point, qu'on entende bien la question, comment penser le temps — là-dessus, la philosophie n'a cessé de disserter — mais, de façon plus radicale, avait-on besoin, et pour quoi faire, d'un concept de "temps"?
Cette question, je crois qu'on n'a pas imaginé de la poser.
Car le "temps" ne cesse d'habiter notre pensée quotidienne, à titre d'évidence, et de la mouler ; et, si toute l'histoire de la philosophie, le recevant comme un donné, n'a cessé, à travers ses renouvellements, d'en interroger l'énigme, c'est sans sortir du cadre notionnel qui, dès l'abord, dans la langue, s'imposait à elle (…)
Y aurait-il une alternative à la pensée du temps ?
Et, de fait, de dessous cette question du temps, c'est bien celle du "vivre" que je me propose de tirer au jour, pour l'aborder à nouveaux frais ; ainsi que, pour être en mesure de déployer la notion du vivre en la décollant du temps, celle des conditions de possibilité de sa prise en charge par la philosophie. Car vivre — mais non pas une vie comme on en parle du dehors, s'agirait-il de "sa" vie — ne se passe pas en début et fin ; vivre en soi n'est pas de l'ordre du déplacement du mobile et de la traversée.
Et, d'autre part, comment vivre au "présent" si celui-ci, selon la définition physique, n'est qu'un point sans extension, un in-stant sans maintenant possible ? (…)
Faire un détour par la Chine, au fond, nous servirait à cela: en passant par d'autres cohérences, ignorantes de nos constructions subjectives, il s'agit de porter à la réflexion ce qui ne cesse d'être impliqué par notre expérience, et même que nous ne cessons de dire au quotidien, mais que, de par les choix qui sont les siens, n'a pu penser la philosophie.
Chemin faisant, j'ai donc tenté de dégager une autre perspective que celle du surplomb du temps et du grand drame — existentiel" — qu'elle organise ; j'ai pris, à l'essai, le parti d'une sagesse qui, dans son ouverture au "moment" et face à l'angoisse de la mort, dirait une insouciance qui ne soit pas une fuite (…)
Mais puis-je vraiment m'en tenir là ? En se laissant confronter, la question du "temps" et la pensée du "vivre" se réfléchissent et, je l'espère, s'éprouvent et se travaillent ; mais, je le constate, elles ne s'intègrent pas — , je n'ai pas vu comment dépasser, sur un tel sujet, l'antinomie de la sagesse et de la philosophie."
François Jullien, Du "temps". Eléments d'une philosophie du vivre. Grasset, 2001, p.7-9.
samedi 31 octobre 2009
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