dimanche 8 mars 2015

On peut mourir de penser

"Ulysse en haillons est reconnu par son vieux chien Argos.

La scène est bouleversante parce que aucun homme et aucune femme sur l'île d'Ithaque n'a encore reconnu Ulysse déguisé en mendiant : c'est son vieux chien, Argos, qui reconnaît cet homme tout à coup.
Le premier être surpris à penser, dans l'histoire européenne, est un chien.
C'est un chien qui pense un homme.
Je reprends la scène : Le chien est étendu sur le fumier. Au son d'une voix qui s'élève près de la porte, il lève la tête. Il voit un mendiant en train de parler avec le porcher. Mais le déguisement ne trompe pas longtemps le chien : il pense Ulysse dans le mendiant.
Or, au même instant, soudain, c'est Ulysse lui-même qui ressent qu'on le reconnaît dans l'espace (que quelqu'un "pense" à lui dans le milieu). Ulysse regarde autour de lui, il aperçoit, enfin, pas très loin du portail, gisant sur le tas d'ordures et de pailles souillés, son très vieux de chasse, Argos, avec qui il courait les sangliers, les cerfs, les lièvres, les bouquetins vingt ans plus tôt, quand il était le roi de l'île.
Ulysse ne veut surtout pas être reconnu. Il essuie en hâte une larme qui coule sur sa joue qu'il a préalablement salie avec un bout de bois charbonneux en sorte de ne pas être identifiable.
Argos, quant à lui, lève les yeux, tend son museau dans l'air, "pense" Ulysse dans le mendiant, remue la queue, couche ses deux oreilles, meurt.
Il pense et il meurt.
Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe "noein" (qui est le verbe grec qu'on traduit par penser) voulait dire d'abord "flairer". Penser, c'est renifler la chose neuve qui surgit dans l'air qui entoure."

Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, p.17-18

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