dimanche 24 mai 2020

Samuel Beckett, l'Innommable

"Je dois sentir quelque chose, oui, je sens quelque chose, ils disent que je sens quelque chose, je ne sais pas ce que c'est, je ne sais pas ce que je sens, dites-moi ce que je sens, je vous dirai qui je suis, ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je l'aurai entendu, sans oreille je l'aurai entendu, et je l'aurai dit, sans bouche je l'aurai dit, je l'aurai entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, c'est peut-être ça que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c'est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre."

Samuel Beckett, l'Innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 196

Pontalis

« J’étais assis tout seul dans un compartiment de wagon-lits lorsque, sous l’effet d’un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes attenantes s’ouvrit, et un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait entre les deux compartiments et qu’il était entré dans mon compartiment par erreur ; je me levai précipitamment pour le détromper mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte. Je sais que cette apparition m’avait foncièrement déplu. »

J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Gallimard, 1997, p.169-170

Maldiney

"La seule réalité au sujet de laquelle un existant n'est pas borné au savoir, dit Kierkegaard, c'est sa réalité propre (…) Or, c'est dans la crise et dans la création qu'il se dérobe ou qu'il s'expose à ce qui constitue dimensionnellement son être, l'instauration de sa propre possibilité."

Henri Maldiney

Roland Barthes

"Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout des mots."

Roland Barthes

Christiane Veschambre

« L’autre matin je me suis réveillée muette. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite parce que j’étais seule dans la chambre. Je me sentais heureuse de la journée à vivre. Emplie d’un sentiment de liberté et de légèreté. Je me suis étirée en bâillant, sans bruit, je me suis levée, je suis allée décrocher un vêtement dans la salle de bain et je me suis dirigée vers la cuisine où je t’entendais chanter. J’ai poussé la porte, je t’ai souri, tu m’as appelée par mon nom, et je t’ai répondu par le tien. C’est-à-dire que j’ai ouvert la bouche, j’ai formé avec mes lèvres les deux syllabes aimées, et aucun son n’est sorti. Tu as ri, d’abord, de me voir répéter ma mimique silencieuse, tu t’es avancé vers moi pour me prendre dans tes bras et tu t’es arrêté. Tu m’as demandé ce que j’avais, je n’ai pas pu te répondre. Finalement j’ai pris sur le buffet le papier où on inscrit les commissions et j’ai écrit : « Je ne peux plus parler. » Et je me suis mise à pleurer. »

Christiane Veschambre, Les Mots pauvres, Cheyne Eds, 1996 (réédité plusieurs fois depuis)On peut lire dans Cahiers de Gestalt-thérapie 2014/1 (n° 32) une interview de l'auteure à propos de ce livre.

C'est le "Journal d'une femme qui, parce qu'un matin elle se réveille muette, ose enfin, loin des complaisances de la parole, fouiller l'énigme de sa vie et affronter son enfance."

Citation du jour : Winnicott


« Nos patients, qui nous enseignent une bonne part de ce que nous parvenons à apprendre, nous assurent souvent avoir connu vraiment très tôt la désillusion. Cela ne fait pour eux aucun doute et ils peuvent établir un contact de plus en plus profond avec la tristesse liée à cette pensée.
L’analyse va son chemin, et cependant il faut avoir fait un travail considérable avant que des mots ne viennent d’écrire la désillusion avec exactitude. Bien qu’il n’existe pas de raccourci pour en arriver là, il est intéressant de rapporter des résultats individuels tels qu’ils se présentent.»

D. W. Winnicott, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000, p.33

jeudi 7 mai 2020

Peut-on se mettre à la place de l'autre ?

Essaie d’imaginer l’horizon…
Elle : d'accord, j’y vais !
Lui : je ne te dis pas de partir, mais de là où tu es, c’est-à-dire ici-même, imagine l’horizon…
Elle : le tien ou le mien ?
Lui : le tien, bien sûr
Elle : d'accord… j’essaie (elle fait mine de se concentrer)
Lui : alors, que vois-tu ?
Elle : Rien !
Lui : impossible !
Elle : pourquoi impossible ?
Lui : parce que le rien n’existe pas…
Elle : alors pourquoi l’appelle-t-on rien s’il n’existe pas ? Pourquoi est-il au masculin et pas au neutre ?
Lui : tu sais bien, c’est comme si tu me demandais qu’est-ce qu’il y avait avant le Big bang ?
Elle : justement, d’après toi, qu’est-ce qu’il y avait avant ?
Lui : le vide évidemment !
Elle : le vide, évidemment. Admettons, mais alors qu’est-ce que le vide ?
Lui : le vide c’est quand il n’y a ri…
Elle : qu’est-ce qui se passe ? Tu as un problème à la langue ?
Lui : le problème est que personne ne sait répondre de manière absolue à cette question…
Elle: laquelle ? Le rien ou le big bang ou le vide ?
Lui : les trois, probablement.
Elle : donc, si je dis « je ne vois rien à l’horizon », à part moi personne ne peut infirmer ou affirmer ce que je dis ?
Lui : je vois où tu veux en venir, en effet, je ne peux pas savoir pour toi, et ton horizon… Au fait, à quoi pensais-je en te parlant d’horizon ?
Elle : désolé, comme je ne suis pas à ta place…
Lui : oui, le problème c’est moi-même, je n’arrive pas à m’assimiler autrement qu’à la place de l’autre
Elle : c’est grave docteur ? Non, je te taquine, au fond j’aime quand je te vois t’exprimer comme ça . Au final, personne ne sait pour l’autre
Lui : oui, on peut juste essayer de se comprendre, et sur ce registre tu en sais mieux que moi
Elle : et ça repart…, comment sais-tu que j’en sais mieux que toi
Lui : bon, j’ai compris…C’est bientôt l’heure de l’apéro, non ?

vendredi 1 mai 2020

C'était un 1er mai

"Il y a le destin, et tout ce qui ne tremble pas en lui n'est pas solide"
Vladimir Holan

C'était un 1er mai
deux décennies
déjà
sur le quai en larmes
avec les deux petites
nous suivions tordus de douleur
le train invisible t'emporter
vers un ailleurs
de nous inconnu et suspect
mais dont tu nous disais
qu'il était étoilé et que tu étais attendue
tu le disais sans emphase
pas pour nous consoler
mais peut-être juste nous donner
à sentir peut-être l'invisible
tu es partie donc un 1er mai
non sans nous avoir dit
au revoir
tendrement
profondément
comme un gage que nos cœurs gelés
du moment par l'amour perdu
se remettront à nouveau
un jour à battre le rythme de la vie
dans tout le corps
à aimer surtout.
merci à toi pour toujours
pour tant d'amour
au nom de nous trois
nous t'aimons

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...