mardi 4 août 2020

Le temps sensible

"L'humanité ne commence vraiment que quand le déchirement et la souffrance prennent un visage. Ce visage est celui du temps (…) Le temps, en effet, n'est pas seulement ni d'abord l'intervalle abstrait qui mesure les changements sensibles — lumière, ombres, mouvements — mais, plus originairement, le rythme irréductible et incessant des bouleversements intimes qui affectent et modifient notre présence au monde. Un deuil a son temps propre, une rencontre, une décision ont le leur. Ce temps s'inscrit dans notre chair, dans une mémoire corporelle antérieure au souvenir. Le temps vivant ne se manifeste donc pour nous dans toute sa concrétude qu'au travers de failles et de points critiques où notre existence bascule, où son sens se fait jour de manière renouvelée (…) L'expérience du temps naît, acquiert sa consistance et sa structuration de la traversée d'expériences, c'est-à-dire de la rencontre même du réel. C'est le réel qui met le temps en branle…
Or le réel est justement ce qui, au moment même où il nous atteint, nous échappe aussi pour l'essentiel : ce n'est que rétrospectivement, pour celui qu'il a transformé, qu'il acquiert son sens véritable. L'événement n'apparaît comme tel qu'après coup, baigné dans cette lumière rétrospective qui appartient à son mode même de manifestation. C'est pourquoi le temps réel et vivant, celui de notre histoire, n'existe que par ce poids de réalité qui lui confère sa force agissante, et qui en fait pour nous, à jamais, un temps perdu, un temps que nous nous essoufflons à rejoindre, un temps que nous perdons notre temps à vouloir rattraper."

Claude Romano

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