"Disons, pour commencer à répondre, qu'au fond la personne à laquelle j'ai voulu me rendre visible n'est autre que moi-même. Après cinquante ans, on cherche un moyen de se rendre visible à soi-même. Le moment doit venir, et il est venu pour moi il y a quelques mois, où je me suis trouvé subitement dans un état de désarroi total, à ne plus rien comprendre de ce qui m'était encore évident la veille : pourquoi je fais telle chose, habite à tel endroit, et partage ma vie avec telle personne. La table où j'écris me faisait l'effet d'une zone étrangère, inquiétante ; autrefois, dans des situations analogues, où les anciennes stratégies étaient devenues inopérantes — que ce soit dans la gestion pratique du quotidien ou dans les problèmes propres à l'écriture —, j'étais parvenu à me renouveler de haute lutte, mais cette fois tout me portait à croire que je n'avais plus la capacité de me réinventer. Loin de pouvoir me refaire, je me sentais me défaire.
C'est d'une dépression nerveuse que je parle. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail et je me contenterai de dire qu'au printemps 1987, à l'apogée de dix ans de créativité, une intervention chirurgicale censément mineure s'est changée en épreuve physique prolongée, qui m'a conduit à une dépression profonde, laquelle m'a amené au bord de l'effondrement psychique et émotionnel. C'est dans la période de méditation qui a suivi cet effondrement et avec la clarté d'esprit caractéristique de la rémission que j'ai commencé, bien involontairement, à me concentrer durant presque toutes mes minutes de veille sur des univers que j'avais tenus à distance pendant des décennies ; je voulais me rappeler d'où j'étais parti, comment tout avait commencé. Quand on égare un objet, on se dit : "Bon, je vais refaire mon parcours à l'envers, je suis rentré, j'ai retiré mon manteau, je suis allé à la cuisine, etc." Pour retrouver ce que j'avais perdu, il me fallait revenir à l'instant des origines. je n'en ai découvert aucun de précis, mais plutôt une série, un véritable historique d'origines multiples, et c'est ce que j'ai écrit ici en m'efforçant de me réapproprier la vie. Je ne l'avais jamais cartographiée, ma vie ; j'y trouvais plutôt, je l'ai dit, un matériau de base. Cette fois, pour retomber sur ma vie d'avant, pour recouvrer ma vitalité, pour me transformer en moi-même, j'ai entrepris de rendre l'expérience sous sa forme brute."
Philip Roth, Les faits. Autobiographie d'un romancier (nouvelle traduction), Gallimard, 2020, p. 16-18
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