samedi 25 décembre 2010

A VOUS TOUS, D'ICI ET D'AILLEURS



JOYEUSES                     FETES


     ET

MEILLEURS
   VŒUX  
              
 R        
  20  11                                                                    

lundi 6 décembre 2010

Abdou et Pauline


L’inattendu


Abdou:
A quoi penses-tu ?
Pauline:
A ce qui m’arrive…
A:
Et … ?
P:
Et je pense à comment le penser ?
A:
Est-ce que je peux t’aider ?
P:
A penser ? Non, merci. Par contre…
A:
Oui ?
P:
Tu peux écouter…, c’est ça, j’ai besoin de ton écoute plus que tout autre chose.
A:
C’est difficile, tu sais.
P:
Et pourquoi donc ?
A:
Parce que pour écouter faut-il encore que tu parles, or je ne sais pas à quoi tu penses…
P:
Je te l’ai dit, à ce qui m’arrive.
A:
Qu’est-ce qu'il t’arrive ?
P:
La Pensée !
A:
Tu te fous de moi ou quoi ?
P:
Oui, la pensée…, Abdou! mais pas n’importe quelle pensée : la pensée de Dieu !Pour la première fois en effet Dieu trouve une place dans ma pensée…J'en suis tout étonnée, et même retournée!
A:
En voilà encore une idée! Alors là, tu…tu m’étonnes, vraiment!
P:
Alors c’est gagné pour toi aussi…
A:
Quoi donc ?
P:
Le fait que tu laisses une place, à l'intérieur de toi, à l’ étonnement…!
A:
C’est inattendu, tu sais…, c'est ta parole qui a rendu cela possible…
P:
Et c’est ton écoute qui a laissé advenir ce possible.
A:
Pourtant je n'ai fait que questionner…
P:
Questionner, pour moi, c'est une forme d'écoute… active,
c'est comme un soutien à ce qui se présente, par exemple l'idée de Dieu,
ici et maintenant, dans ma pensée…
A:
Bon d'accord, tout cela semble inattendu, mais après ? je veux dire que vas-tu faire à présent?
P:
A présent quoi ?
A:
A présent que tu as laissé entrer Dieu dans ta pensée, comme tu dis, il va bien falloir le penser,
ce Dieu, maintenant!
P:
C'est impossible!
A:
Ça y est, c'est reparti, comme à ton habitude tu brouilles les pistes pour gagner ou pour tuer du temps…
P:
Non, détrompe-toi, Abdou, certes Dieu (j'ai du mal encore à le nommer)
est bien présent dans ma pensée,
comme une "trace" dirait Lévinas, comme une descente sur ma lèvre,
mais delà à le penser ou le dire, voilà qui m'est impossible.
A:
Pourtant, "Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement…
P:
"…et ce dont on ne peut parler on doit le taire", bien sûr je connais,
c'est de Wittgenstein dans Tractatus logico-philosophicus.
Il résume parfaitement l'expérience qui est la mienne depuis quelques minutes!
A:
Oui, mais, si Dieu est la limite de la pensée, tu peux au moins faire sentir
comment cela se passe pour toi, c'est comment l'expérience de Dieu pour toi ?
P:
C'est doux!
A:
Doux comme du miel ?
P:
Plus que ça…, c'est… comment dire, voilà…c'est, tout simplement.
A:
Mais encore ?
P:
Tu ne me croiras pas, mais je n'éprouve pas le besoin d'analyser, c'est-à-dire de fixer à demeure
"Dieu", disons plutôt l'expérience de cela que j'appelle Dieu,
c'est comme un objet qui deviendrait ainsi ma propriété! Alors que
je me sens tout simplement bien ainsi!
C’est peut-être cela qu’ils appellent la grâce ! En tout cas, c’est bon.
A:
A t'entendre et à te voir si apaisée, je n'ai plus rien à questionner, du moins jusqu'à la prochaine fois !

dimanche 28 novembre 2010

Chaque moment est un moment unique

"J'ai demandé — en vain — une aide à un moment particulier, un jour particulier. "A un moment donné", on dit cela ; mais quand le moment me fut-il donné ?"


Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, 1979, p.75.

vendredi 19 novembre 2010

La reconnaissance comme identification

"Un objet, un animal, une personne appartenant à notre environnement entre dans notre champ de vision, en sort soudain et, après un laps de temps, réapparaît; nous disons: c'est le même, c'est bien le même. Les allées et venues des êtres animés sont l'occasion ordinaire de cette expérience familière. 
Par rapport aux expériences précédentes, le rôle du temps a changé: la succession n'est plus enclose dans le parcours des profils sous la prise d'un regard ininterrompu qui tient sous sa garde l'objet que les doigts font tourner. 
La disparition soudaine de l'objet le fait sortir du champ du regard et introduit une phase d'absence que le sujet percevant ne maîtrise pas; une menace se profile: et si l'objet, l'animal, la personne ne réapparaissait pas ? 
Perdre un chat, comme le déplore le jeune Balthus dans les dessins pathétiques qui ont fait la joie de Rainer Maria Rilke(1), peut symboliser toutes les pertes, y compris celle des personnes qui ne reviendront pas: personnes disparues par fuite ou fugue, personnes défuntes. 
Sur toute disparition plane l'ombre de la mort. Les simples allées et venues des êtres animés nous épargnent à des degrés variables ces affres de l'angoisse du non-retour, du disparaître définitif. Il y a comme une grâce des choses qui "veulent" bien revenir; mais il y a aussi la fantaisie des choses qui disparaissent et réapparaissent à leur gré: les clés de la maison ou de la voiture, par exemple…
Dans le cas le plus favorable, celui des allées et venues familières — et souvent familiales — , la chaîne de l'apparaître, du disparaître et du réapparaître est si bien nouée qu'elle donne à l'identité perceptive un aspect d'assurance, voire de réassurance, à l'égard de la foi perceptive; la distance temporelle, que la disparition étire et distend, est intégrée à l'identité par la grâce même de l'altérité.
Echapper pour un temps à la continuité du regard fait de la réapparition du même un petit miracle.
Je tiendrai pour une expérience temporelle plus complexe le cas où la phase de disparition donne lieu à des changements tels dans l'apparence de la chose qui se trouve réapparaître que nous parlons alors d'altération. C'est à des occasions de ce genre que nous commençons à employer à bon escient le mot "reconnaître" qui pourrait paraître inapproprié  aux situations perceptives précédentes.
Kant n'avait pas tort, au paragraphe 7 de l'Esthétique transcendantale, dans la section "Temps", de prendre en compte l'objection, tirée du phénomène de changement, contre la thèse de l'idéalité du temps; et il pensait s'en débarrasser en accordant la réalité empirique du temps, sans rien concéder sur l'essentiel: à savoir que les choses changent dans le temps qui lui-même ne change pas. Or l'expérience vive propose un exemple où l'aspect menaçant s'attache à la fois au changement et au temps qui passe. C'est cet aspect qui donne à la reconnaissance une dimension pathétique que la littérature explore et que nos lexiques n'ignorent pas.
A cet égard, la reconnaissance des personnes se distingue nettement de celle des choses, tranchant ainsi sur l'indétermination du "quelque chose" par quoi Descartes et Kant désignaient l'objectal des opérations de pensée.
Pour les choses, les reconnaître c'est pour une grande part les identifier par leurs traits génériques ou spécifiques; mais certains objets familiers ont pour nous une sorte de personnalité qui fait que les reconnaître, c'est se sentir avec elles dans un rapport non seulement de confiance mais de complicité. Les personnes en revanche se reconnaissent principalement à leurs traits individuels. C'est avec les personnes que la longueur du temps de séparation révèle ce pouvoir  destructeur que la sagesse ancienne accordait au temps…
Le cas du vieillissement prend à cet égard valeur emblématique."


Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, éditions Stock, 2004, pp.99-101
(1) Rainer Maria Rilke,  Lettres à un jeune peintre, préface de Marc de Launay, éditions Payot et Rivages, 2002

samedi 6 novembre 2010

L'omnipotence "pare-honte": le livre de Job

"Le livre de Job confronte à une problématique qui pose la question de la honte par son absence même. Job traverse une situation extrême, ou une situation limite, et le texte peut être lu comme le compte rendu du travail psychique auquel le personnage est contraint pour survivre en particulier sous l'angle du lien à l'objet interne et de la fonction de l'idéal.
A aucun moment, Job n'est touché par la honte ou par la culpabilité, malgré toutes les tentatives exercées par ses amis. Sa femme va jusqu'à lui conseiller de se suicider en maudissant Dieu. La honte est absente de l'univers psychique de Job et s'il la mentionne en passant, c'est pour dire combien il ne se sent ni honteux ni coupable car il n'a rien fait de répréhensible. Evoquer la classique dénégation n'a ici aucun sens car Job est "réellement" innocent dans la mesure où il est l'objet d'un pari entre Dieu et le satan (1) qui se fait fort de démontrer son hypocrisie. L'enjeu est ailleurs.
L'absence de honte est donc énigmatique car tout, dans cette situation, est source de honte. Job est abandonné de tous, expulsé à la périphérie de la ville sur un tas de détritus, la peau rongée par un ulcère. Il a tout perdu, ses biens, sa réputation et sa famille. Comble de l'abandon, Dieu le prête de façon assez "sadique" aux turpitudes du satan. Comment Job parvient-il à traverser une situation honteuse sans éprouver de honte ? Qu'est-ce qui change en lui ? Peut-il survivre à un tel désordre traumatique sans être fou, et de quelle manière ?
Tel nous paraît être l'enjeu du Livre de Job: il échappe à la honte par un délire grandiose. La fin du texte, nous allons le voir, confirme cette hypothèse: Dieu sauve Job de la honte en restaurant le lien et l'histoire".


Albert Ciccone et Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, éditions Dunod, 2008, p.142
(1) Les auteurs écrivent "le satan" sans majuscule en précisant dans la note: "Dans l'empire perse, le "satan" était un conseiller chargé de mesurer et d'éprouver la sincérité et la fidélité des puissants autour du roi. Nous devons cette précision à Pierre-Yves Brandt, professeur de psychologie de religion à l'université de Lausanne."

dimanche 31 octobre 2010

L'amertume du cri

"Le cri laisse un goût amer dans la bouche, mais cette amertume vient-elle de ce que la bouche fait de lui, ou de la petitesse de notre corps à le recevoir?
Le cri est possible quand il ne triche pas. Il ne supporte pas la délégation. Faire crier, faire bégayer, faire pleurer sont des délégations alors qu'il faut juste crier pour ne pas perdre la puissance de l'affirmation. Faire crier la langue, cela revient à faire du cri une modalité passive de la langue. Et agiter le "faire" devant le cri, c'est déjà accepter la suprématie du mot et de sa syntaxe, le cri n'étant plus qu'un attribut sans intérêt de la langue, un pâle objet de médiation.
Crier pour ne plus faire crier, et la vibration commence."


Alain Milon, La fêlure du cri: violence et écriture, éditions Les Belles Lettres, 2010, pp.112-113

dimanche 3 octobre 2010

C'est à (re)lire

"…chaque fois qu'une voix, pour dire ce qui est, prend la parole, il y a en elle, comme le poids qui l'entraîne et la promesse qui la tient, la profusion bruissante de tout ce à quoi elle répond. Nous ne parlons qu'appelés, appelés par ce qui est à dire, et pourtant ce qui est à dire ne s'apprend et ne s'entend que dans la parole même. Nous ne brisons le silence que selon ses propres failles, lui-même en notre voix se brise et résonne (…). Il faut qu'un homme un instant se dresse dans la nuit pour que "le silence éternel de ces espaces infinis" apparaisse comme silence, d'être recueilli dans la voix qui le désigne. La voix qui donne voix, et jusqu'au silence même, ne s'est pas toutefois donnée elle-même à elle-même. Nous parlons pour avoir entendu, et ne cessant d'entendre, toute voix porte en elle plusieurs voix parce qu'il n'y a pas de première voix. Nous parlons toujours au monde, toujours déjà, toujours encore dans le monde, et l'initiative de la parole vient donc toujours lestée d'un passé, d'une charge aussi de parole qu'elle prend sur elle sans l'avoir constituée. Entre ma voix qui parle et ma voix que j'entends, vibre toute l'épaisseur du monde dont elle tente de dire le sens, ce sens qui l'a saisie, et comme happée, de façon immémoriale.
Comment penser l'appel qui nous fait parler ?
Comment penser la parole qui répond, et n'entend qu'en répondant ?
Comment penser la voix où seulement s'incarnent l'appel et la réponse ?
Comment penser cette voix charnelle sans laquelle l'esprit serait en déshérence ?
Si la voix écoute, le corps écoute, par tous les sens: comment penser une telle possibilité ?
Telles sont les questions de ce livre"


Jean-Louis Chrétien, L'appel et la réponse, Les éditions de Minuit, 1992, p.9
Du même auteur, et dans la même veine, La Voix nue. Phénoménologie de la promesse. Les éditions de Minuit, 1990

mercredi 29 septembre 2010

Relire Charles Juliet

"Ce mot, vivre, comment le comprendre? Quelles significations lui attribuer ? Que doit-on faire de sa vie? Quel sens lui donner — ou en recevoir ? Et s'il semble rigoureusement indispensable de se connaître, cet être que je suis, quel est-il ? Dois-je le subir dans tout ce qu'il est ? Ou bien puis-je le transformer ? Mais alors dans quel but, quelle intention ?
Les notes rassemblées dans ce Journal font écho à ces questions qui jalonnent l'aventure de la quête de soi"


Charles Juliet, Traversée de nuit. Journal II, 1965-1968, éditions P.O.L, 1997, quatrième de couverture.

samedi 11 septembre 2010

Citation du jour

"Et voilà qu'il apparaît au 
fond de la vallée et répond à 
mon cri de nouveau-né avec 
son cri de mort, lui qui vient 
de mourir, pour me dire que 
je vieillirai comme d'autres.
Il crie contre la mélancolie
des forêts, pour la joie des
fourmis mortes et millé-
naires, contre la tristesse des
solitudes stériles, contre tout
ce qui empêche de vieillir et
nous fait mourir jeune
même centenaire, contre
tout ce qui en moi fait obs-
tacle à la vie. Son crie de mort
est un cri de naissance en
cette fin d'été.
Bonjour, l'automne."
                      Pedro Kadivar
Trente-troisième nuit d'été


dimanche 1 août 2010

Mes lectures d'été

A trois jours du départ, je ne savais toujours pas — jusqu'à cet après-midi, jusqu'à ce que Ch. me pose la question, directe et amicale:
 — Sais-tu quels livres tu emportes cette année en vacances ?
C'était à la fin d'un délicieux déjeuner à trois. 
—A vrai dire, je…(je bafouille, d'incertitude, presque avec une certaine honte, comme pris en défaut).
Je finis par reconnaître:
—Je ne sais pas!…juste un premier tri, je ne suis pas encore fixé…
Je poursuis (sursaut de rattrapage ?): 
—Au fait, tu m'avais parlé d'un livre, il y a quelques mois, que tu avais bien aimé, écrit par une américaine…, tu te rappelles? J'aimerais bien l'emprunter (ça c'est nouveau de ma part, en principe je ne prête ni n'emprunte des livres, sauf exception, je préfère offrir ou acheter).
Elle se rappelle, effectivement, mais ne se souvient pas de l'endroit où elle l'a mis. Vite, sur les rayons, elle cherche,… partout. Au bout d'un moment, triomphante, Ch. me tend deux ouvrages édités par Actes Sud, de Marilynne Robinson. 
—Il y a un que tu dois lire en premier. 
C'est Gilead. "…exigeant comme toute quête spirituelle véritable, bouleversant comme une prière" (quatrième couverture).
Aussitôt rentré chez moi, curieux et fier de ce tout nouveau butin, j'effectue un ultime tri dans le tas des livres déjà rassemblés, avec toujours ce petit pincement au cœur pour les ouvrages qui ne feront pas partie du voyage et qui l'auraient bien mérité aussi, mais la concurrence est rude ici comme ailleurs.
Le choix est donc, forcément, arbitraire. Je l'avoue quand même, ce sont pour la plupart des livres déjà entamés depuis quelques semaines…
1. François Jullien,Les transformations silencieuses. Chantiers, 1, Grasset, 2009.
Pour l'auteur, il y a des transitions, des transformations qui ne cessent de se produire ouvertement devant nous, mais de telle manière qu'on ne les perçoit pas: nous ne nous voyons pas grandir, nous ne nous voyons pas vieillir…Pourquoi cela ne se voit pas ? Parce que cela est continu et parce que c'est tout en nous qui vieillit: "Tout", c'est-à-dire que rien n'échappe: le regard vieillit et le sourire et le timbre de la voix et le geste de la main (…) Or, parce que c'est tout qui se modifie, que rien n'en est isolable, ce manifeste en devenir, et même étalé sous nos yeux, ne se voit pas () Or, si cette transformation continue nous échappe, c'est sans doute que l'outil de la philosophie grecque, pensant en termes de formes déterminées, échouait à capter cet indéterminable de la transition".
Comme dans ses précédents essais (cf.sur ce blog), F.J. souligne l'intérêt à passer par la pensée chinoise (antique) pour prêter attention à ces transformations silencieuses: "Sous le sonore de l'événement, elles rendent compte de la fluidité de la vie et éclairent les maturations de l'Histoire tout autant que de la Nature".
2. François Gantheret, La nostalgie du présent. Psychanalyse et écriture. Editions de l'Olivier, 2010.
Autobiographie de la création, l'auteur (psychanalyste et écrivain) explore "comment les mots, qui ne sont que des signes, peuvent-ils mettre en présence de ce qu'ils désignent ?"
3. Silvia Baron Supervielle, Journal d'une saison sans mémoire, Gallimard, 2009
Le titre dit bien ce qu'il veut dire: contrainte de l'écriture au présent. Attention, il ne s'agit pas ici d'un exercice de style. S.B.S s'interroge sur le rôle que joue le passé dans notre quotidien —donc dans notre présent — et dans toutes nos constructions mentales. "Je cherche dans les nuages une aile qui me ferait voyager sans aller à la rencontre du passé et qui, sans sortir d'ici, m'apprendrait à traduire son occultation. Ne suis-je pas destinée à mourir au présent ? j'ai l'impression que la sève qui me nourrit m'arrive de l'air que je respire, de l'ombre près de moi, du portrait que j'essaie de dessiner. Les bancs sont au présent, ainsi que les mots à mesure qu'ils se tracent (…) Seul ce présent instable est à décrire. Même si le souvenir me contient, je dépends de la vibration du présent qui m'enlève et se dissipe".
Texte méditatif, poétique, y sont abordés des sujets fort variés: littérature, Dieu, les blessures de l'amour, les promenades de l'auteur dans Paris, la volonté de se perdre pour vivre autrement…C'est un livre qui se déguste avec délectation!
4. J-B. Pontalis, En marge des nuits, Gallimard, 2010
"Ce livre fait écho à En marge des jours paru en 2002. Comme lui il est composé de fragments, comme lui il a trouvé son point de départ dans de brèves notes que j'inscris parfois dans mes "Cahiers privés". Mais ici sont évoqués ce que Victor Hugo dans Choses vues appelait des "événements de la nuit": des rêves qui redonnent vie aux amis disparus, des rencontres qui, même si elles ont lieu le jour, ont quelque chose d'insolite, des moments d'inquiétante étrangeté où notre identité vacille, ou encore ceux où l'on se demande: "Qu'est-ce que je fais là ?"" (quatrième couverture).
5. Cyprian Smith, Un chemin de paradoxe. La vie spirituelle selon Maître Eckhart. Cerf, 1997.
Maître Eckhart, n'ayons pas peur des mots, c'est mon maître spirituel, comme Heidegger est mon guide sur le chemin de la pensée, de la phénoménologie plus précisément.
L'ouvrage n'est pas récent, mais l'approche est claire et vivante, en le lisant je me vois avançant avec la même ardeur, la même curiosité qu'autrefois, sur le chemin de paradoxe tracé par le maître dominicain rhénan!
6. Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, 1951, réédition 1979.
Blanchot, encore et toujours. Je ne m'en lasse pas. Plus je le lis plus j'ai soif de le lire. Puits sans fond, où le lecteur, pris par le flux des mots se laisse surprendre, déplacer: paradoxes, ici le neutre se joue de la quête de sens, donc du sujet, comme d'une image : "Une image, mais vaine, un instant, mais stérile, quelqu'un pour qui je ne suis rien et qui ne m'est rien — sans lien, sans début, sans but —, un point, et hors de ce point, rien, dans le monde, qui ne me soit étranger."
Une figure alors ? " mais privée de nom, sans biographie, que refuse la mémoire, qui ne désire pas être racontée, qui ne veut pas survivre…
Une présence alors ? Non ? "présente, mais elle n'est pas là; absente, et cependant nullement ailleurs, ici…Tout à fait en dehors du véritable. Si l'on dit: elle est liée à la nuit; la nuit ne la connaît pas. Si l'on me demande: mais de quoi parlez-vous ? je réponds: alors, il n'y a personne pour me le demander." 
C'est du Blanchot, mais c'est encore mieux dans le texte, en continu. Une fête pour l'esprit!

Bon été, et bonnes lectures à toutes et tous.


jeudi 22 juillet 2010

La folie du jour

"Je ne suis ni savant ni ignorant. J'ai connu des joies. C'est trop peu dire: je vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-être tout à l'heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l'avant-goût de la mort qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr: j'éprouve à vivre un plaisir sans limites et j'aurai à mourir une satisfaction sans limites.
J'ai erré, j'ai passé d'endroit en endroit. Stable, j'ai demeuré dans une seule chambre. J'ai été pauvre, puis plus riche, puis plus pauvre que beaucoup. Enfant, j'avais de grandes passions, et tout ce que je désirais, je l'obtenais. Mon enfance a disparu, ma jeunesse est sur les routes. Il m'importe: ce qui a été, j'en suis heureux, ce qui est me plaît, ce qui vient me convient.
Mon existence est-elle meilleure que celle de tous ? Il se peut. J'ai un toit, beaucoup n'en ont pas. Je n'ai pas la lèpre, je ne suis pas aveugle, je vois le monde, bonheur extraordinaire. Je le vois, ce jour hors duquel il n'est rien. Qui pourrait m'enlever cela ? Et ce jour s'effaçant, je m'effacerai avec lui, pensée, certitude qui me transporte.
J'ai aimé des êtres, je les ai perdus. Je suis devenu fou quand ce coup m'a frappé, car c'est un enfer. Mais ma folie est restée sans témoin, mon égarement n'apparaissait pas, mon intimité seule était folle. Quelquefois, je devenais furieux. On me disait: Pourquoi êtes-vous si calme ? Or, j'étais brûlé des pieds à la tête; la nuit, je courais les rues, je hurlais; le jour, je travaillais tranquillement.
Peu après, la folie du monde se déchaîna. Je fus mis au mur comme beaucoup d'autres. Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas. Je me dis: Dieu, que fais-tu ? Je cessai alors d'être insensé. Le monde hésita, puis repris son équilibre.
Avec la raison, le souvenir me revint et je vis que même aux pires jours, quand je me croyais parfaitement et entièrement malheureux, j'étais cependant, et presque tout le temps, extrêmement heureux. Cela me donna à réfléchir. Cette découverte n'était pas agréable. Il me semblait que je perdais beaucoup.Je m'interrogeai: n'étais-je pas triste, n'avais-je pas senti ma vie se fendre ? Oui, cela avait été; mais, à chaque minute, quand je me levais et courais par les rues, quand je restais immobile dans un coin de chambre, la fraîcheur de la nuit, la stabilité du sol me faisaient respirer et reposer sur l'allégresse.
Les hommes voudraient échapper à la mort, bizarre espèce. Et quelques uns crient, mourir, mourir, parce qu'ils voudraient échapper à la vie. "Quelle vie, je me tue, je me rends." Cela est pitoyable et étrange, c'est une erreur.
J'ai pourtant rencontré des êtres qui n'ont jamais dit à la vie, tais-toi, et jamais à la mort, va-t'en. Presque toujours des femmes (…). Les hommes, la terreur les assiège, la nuit les perce, ils voient leurs projets anéantis, leur travail réduit en poussière, ils sont stupéfaits, eux si importants qui voulaient faire le monde, tout s'écroule.
(…) A la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour…"


Maurice Blanchot, La folie du jour, Gallimard, 2002.
Afin de mieux comprendre certains passages de ce texte, je vous recommande fortement, du même auteur, la lecture de "L'instant de ma mort", édition Fata Morgane, 1994; 20 p. à peine! Mais quel livre!

dimanche 27 juin 2010

Nourrir son corps/Nourrir son âme

"Il est conté que Zhuangzi, flânant dans l'enclos aux châtaigniers (…), voit une "pie étrange" fondant sur lui jusqu'à l'effleurer, en dépit de l'ampleur de ses ailes et de la taille de ses yeux. 
Cet oiseau a des ailes immenses et, pourtant, voilà qu'il ne peut voler loin, s'étonne Zhuangzi ; il a des yeux gigantesques et pourtant ne m'a pas vu… Il est manifeste que cet oiseau n'a soudain plus su faire usage de ses capacités naturelles, mais pourquoi ?
Zhuangzi, retroussant sa robe et se précipitant, l'arbalète à la main, s'en vint guetter. Or voilà ce qu'il vit: une cigale venait de trouver un bon coin frais et "s'oubliait elle-même"; une mante se préparait à attraper la cigale, cramponnée à une feuille pour s'en faire un écran, et oubliait, elle aussi, de veiller sur "son propre être"; quant à la pie, elle avait suivi ces deux insectes en ne songeant qu'à profiter de cette occasion pour s'en saisir: c'est l'appât de ce profit qui lui avait fait "oublier", à elle aussi, sa "vraie nature".
Or, Zhuangzi, courant après la pie, n'a-t-il pas fait de même ?
Il en serait resté troublé, nous rapporte-t-on, durant des jours… Car, poursuivant un gain extérieur, ou du moins sacrifiant à sa curiosité, qui le tournait et l'épanchait grossièrement vers le dehors, il a négligé, non pas sa conscience (ou son être moral, ou son aspiration idéale, etc.), mais ce qui constitue "sa personne propre", son "moi" individuel et tel que, débarrassé de toute dissipation au-dehors, il devient "authentique". Au point, lui aussi, de mettre en péril, par "oubli" de le "garder", comme cela s'est enchaîné et forme série dans cette histoire, son être vital".
François Jullien, Nourrir sa vie à l'écart du bonheur, Seuil, 2005, p. 19



jeudi 17 juin 2010

La vie

"La vie est une perpétuelle distraction qui ne nous laisse même pas prendre conscience de ce dont elle distrait."
F. Kafka, Préparatifs de noces à la campagne, Paris, Gallimard, 1988

vendredi 21 mai 2010

Citation du jour

"Lorsque plus rien n'est sûr, pas même la route qu'on emprunte ou la personne qu'on croise, quand on a perdu sa terre natale, et parfois pour longtemps, comment construire à l'intérieur de soi une terre promise?"
Blandine de Dinechin, préface à  Chemins d'exil de Florence Lacour-Bourgoin, Desclée de Brouwer, 1999

lundi 17 mai 2010

Des mots pour dire…

Dire le tout ?
Folie
Tout dire ?
Désir…
Censure
Refoulement
Frustration
Haine
Angoisse…
Labyrinthe à corps perdu
— Tout le monde veut ton bien!
Commencement de ta perte
Crainte
Fuite
Perte de mots
Pour dire…Merde par exemple
Mots sentis
Osés
Mots retrouvés
Non pas mots de la fin
Puisque tout commence ou recommence
Mots comme…re-naissance
Enfance
Poésie
Benty
Congruence
Marche…
Mots comme…
Livre
Ecriture
Solitude
Méditation
Plaisir
Rencontre
Phénoménologie
L'intraduisible
Le rire
Le rien ou presque…
Autant de mots
Autant de chemins de pensée…de chemins ouverts
L'infini des possibles…
Pour dire…
Pour ETRE !

mercredi 14 avril 2010

Citation du jour

"Le monde est un. L'Occident et l'Orient, ce n'est pas séparable (…)
Le seul interdit qu'il aurait fallu respecter pour combattre la violence, 
c'est un interdit qui n'a jamais été observé: Tu ne tueras pas!"

Adonis, Identité inachevée, Editions du Rocher, 2004 (en collaboration avec Chantal Chawaf)

Du même auteur, je vous recommande:
—Mémoire du vent, poésie, Gallimard, 1991
Toucher la lumière, Imprimerie Nationale, 2003

jeudi 25 mars 2010

Méditation: Jésus et le démoniaque.

Le commentaire que l'on va lire a été écrit pour une pastorale (rencontre entre pasteurs) qui a eu lieu le 2 mars 2010 à la Maison du Protestantisme à Nîmes.
Il est inspiré par l'évangile selon Marc chapitre 5, versets 1 à 9.
Le récit met en scène la rencontre entre Jésus et un homme « possédé d'un esprit impur ».
Je vous en propose ici une lecture possible parmi d'autres.
Inutile donc de préciser que cette lecture (très subjective) n'engage que son auteur.
On a affaire ici à une situation particulière, mais toute rencontre authentique n'est-elle pas une situation particulière, singulière?
Le "possédé" que rencontre Jésus on le placerait aujourd'hui dans la catégorie des "malades mentaux", avec les caractéristiques d'une psychose schizophrénique!
En disant cela, en cherchant à coller absolument un nom à ce "trouble fondamental de la personnalité" de l'homme qui s'avance vers Jésus, je me rends compte du risque que je prends, à l'image des contemporains de cet homme, de l'enfermer dans sa maladie, alors que pour Dieu (les grands récits de la Bible en témoignent tous), l'homme est toujours en devenir ; n'est-ce pas le sens de cet envoi de Dieu à l'adresse d'Abraham:
— "Va vers toi-même!"
Toute définition, aussi utile soit-elle, tend à  réduire la réalité à un état ou à un objet statique, qu'on peut par la suite utiliser, manipuler à souhait.
Cependant, il n'y a pas de souffrance sans symptôme ; avant tout traitement il est donc nécessaire, comme le fait ici l'évangéliste Marc, d'en décrire préalablement les signes :
— Premier signe que note Marc: L'homme vit, séparé des autres hommes, dans les tombes et les montagnes.
— Autre symptôme: les forces de l'homme sont comme décuplées: il rompt les chaînes et brise les fers par lesquels on cherche à le maîtriser.
 (On verra plus loin que contre les forces psychiques qui le maintiennent à l'état de dépendance absolue, ses propres ressources ne suffiront plus, il aura alors besoin d'un appui extérieur).
—Marc poursuit sa description: l'homme s'automutile avec des pierres, poussant des cris…
— Il fait preuve d'une forte agressivité envers Jésus, qu'il rencontre pourtant pour la première fois (?). Le possédé, manifestement, perçoit Jésus comme une force nuisible.
— Dernier symptôme relevé par Marc, très significatif en soi: la phrase énigmatique "Nous sommes légion". Idées délirantes ? L'homme a le sentiment d'être commandé par des forces étrangères…
— Diagnostic sans appel de Marc: il est possédé d'un esprit impur.
Autrement dit, il n'est pas normal.
Il semble que Marc ne fait que répéter ici ce que tout le monde pensait de l'homme à Géraza.
Donc, un cas chronique, qui demanderait un traitement particulier, mais que personne n'envisage au village.
On ne mélange pas les fous, pas plus que les lépreux, avec des gens normaux, c'est-à-dire saint de corps et d'esprit!
Les hôpitaux psychiatriques sont là pour nous le rappeler! Il y aurait beaucoup à dire ici à ce propos ; pour ne pas surcharger mon texte je renvoie le lecteur au dossier très documenté réalisé par Médiapart, http://www.mediapart.fr/ (site payant, hélas, mais toujours très bien documenté, avec des sources sûres) qui ouvre beaucoup de questions, notamment celle-ci: La psychiatrie est-elle une discipline normative ou humaniste ? Proposition des auteurs, à laquelle je souscris:
— "Pour soigner les schizophrènes, il y a d'autres voies que l'enfermement et le bracelet électronique. Organiser et penser le lien social, la relation aux autres, s'avère depuis longtemps plus efficace". 
Le danger auquel s'expose la politique de l'enfermement et de l'exclusion, c'est d'oublier que, quelle que soit sa trajectoire de vie, quels que soient les accidents de son parcours, l'homme n'est pas identifiable, réductible à son symptôme ou à son apparence ou même à son acte.
Cela ne veut pas dire que cet homme, sortant du tombeau, ne représente pas un danger pour les autres, et surtout pour lui-même.
Mais, au-delà du diagnostic et du traitement, ce qui m'intéresse ici avant tout, en tant que lecteur, c'est ce qui se passe entre cet homme-là et Jésus, c'est la manière dont ils s'y prennent tous les deux pour établir le contact , c'est le comportement de Jésus dans une situation de tension où la rupture peut advenir à tout moment, et comment cela vient me toucher, m'interpeller dans ma manière d'être, dans ma façon d'entrer et de rester en relation avec mon environnement, avec les autres, et avec Dieu.
D'emblée, ce qui me frappe dans le texte, c'est qu'il nous réserve beaucoup de surprises. 
Première surprise.
C'est le possédé qui fait le premier pas, c'est lui qui va vers Jésus. Il y a donc ce mouvement d' aller-vers Jésus qui me touche, qui m'interpelle. Moi qui ai souvent tendance, lorsque ma vie est secouée, à rester enfermé en moi-même. Il ne faut surtout pas que ça se voit, c'est mon problème!
Donc, d'emblée je suis frappé par ce mouvement d'aller au-devant de Jésus, de la part de quelqu'un qui ne sait plus dire "je" et qui vit dans l'extrême.
J'aime bien cette expression d'une amie qui, parlant des cas limites, me disait récemment: "je crois néanmoins en la permanence de l'être en eux".
Il y a quelque chose comme ça ici ; en effet voici un homme, il ne sait même plus comment il s'appelle, et néanmoins qui s'avance vers Jésus. Il y a cet élan vital vers Jésus, dû à quelque chose comme la permanence de l'être en lui, quelque chose que le mal n'a pas réussi à détruire, une autre réalité en lui, qui défie malgré lui, sans cesse la mort, qui mobilise l'homme vers Jésus comme vers quelqu'un qui peut le sauver de lui-même.
Pourtant, cet homme, par rapport à la norme sociétale ne compte pas, n'existe même pas comme faisant partie du corps social, il est condamné au néant, c'est-à-dire à n'être rien. Et pourtant, en lui, comme en chaque être vivant, il y a quelque chose qui l'élève au-dessus de lui-même, qui aspire à être reconnu, accueilli.
Mais qu'est-ce qui va soutenir cet élan, pour qu'il ne retombe pas, pour que cet homme réintègre pleinement le monde des vivants? Qu'est-ce qui va le faire revenir en lui-même pour se découvrir, peut-être, enfant de Dieu ?
"Mon visage me regarde depuis les vitrines éclairées.
Et ne me reconnaît pas.
Je me perds entre des rides qui suivent des idées folles"…, écrit la poétesse Alda Mérina.
Au cours de mes visites en milieu psychiatrique, je suis souvent étonné et touché à la fois de constater que ces personnes que l'on considère comme des "sujets" à risques parce que sévèrement perturbés, ont presque tous ce mouvement spontané d'aller-vers le visiteur.
Une marque de survie naturelle ? Un besoin de relation et d'accueil ? 
Je crois l'entendre souvent, ce besoin, lorsque je suis apostrophé (presque à chaque visite):
— "Vous, qui êtes-vous?".
Brusquement, grâce à cette question, je sors de l'anonymat, je me sens exister pour l'autre, qui me convoque à cet instant à dévoiler mon identité pour lui, à exister pour lui. Ce faisant, lui-même prend de la consistance, se positionne, temporairement, comme un vis-à-vis.

Pour reprendre une expression de Maldiney, c'est seulement dans le regard (et non sous le regard) de l'autre que nous existons vraiment.

Dans le récit de Marc, contrairement aux patients de l'hôpital psychiatrique,
—le possédé "sait" a priori qui est Jésus: mais Jésus, lui, a priori ne sait pas qui est l'homme qui s'avance vers lui, puisqu'il va lui demander de se présenter.
On peut donc dire que Jésus ne vient pas à l'homme avec un savoir sur lui, en tout cas il ne le met pas en avant ; ce qu'il voit c'est un homme qui s'approche de lui et qui a l'air d'être en grande détresse. C'est une attitude phénoménologique: une attitude dépouillée de tout projet sur l'autre, lui permettant d'exprimer lui-même son besoin.
C'est une attitude fréquente chez Jésus. Ça laisse ouvert à plein de possibilités.
C'est donc l'homme qui, à la question de Jésus "quel est ton nom?", lui dira qu'ils sont légion, c'est-à-dire fondamentalement qu'il n'est pas libre, qu'il y a d'autres esprits avec lui dans son propre corps ou esprit.
 Ainsi, Jésus, par son mode de questionnement "désintéressé", offre à l'homme la possibilité de mettre des mots, à lui, sur ce qu'il vit, lui.
Alors que, jusqu'ici, on parlait à la place de l'homme, on disait de lui et pour lui des choses, Jésus, quant à lui, reste à sa place et demande à l'homme de parler de là où, lui, Jésus, ne peut le rejoindre pour l'instant. Autrement dit, il cherche à aider l'homme à sortir de l'indifférencié…, pour retrouver sa propre spécificité. C'est un autre regard.
Jean-Paul Sartre, à travers l'analyse de l'expérience du regard, avait bien montré comment le regard de l'autre sur moi peut me déposséder, et me réduire à l'état d'"un objet pour autrui", dans lequel ma liberté de sujet et ma spécificité disparaissent. 
Jésus apprend alors, de la bouche même de l'homme, que celui-ci vivait une cassure à l'intérieur de lui-même; bref, qu'il était émietté en une multitude d'identités!
Ce moment du pré-contact est important.
On sent déjà qu'il va y avoir du nouveau.
Mais, pour qu'il y ait du nouveau, il faut que je sois capable d'identifier mon besoin, ensuite seulement je peux faire des choix, c'est-à-dire m'orienter, prendre une direction, celle où je peux effectivement satisfaire mon besoin en tenant compte des possibilités qu'offre l'environnement.
L'homme ressent manifestement quelque chose en allant vers Jésus, mais on ne sait pas de quoi il a besoin. Il ne paraît pas être en état de faire des choix.
C'est donc à Jésus d'être actif ici, de soutenir ce premier élan manifesté par l'homme (le mouvement d'aller-vers-Jésus) et d'aller à son tour au-devant de ce qui cherche à venir au jour.
Ainsi, loin d'être découragé par l'aspect repoussant de l'homme devant lui, Jésus reste en présence, réactive et soutient ce qu'il perçoit de vivant encore dans l'homme.
Comment ?
En le surprenant, en demandant son nom, pour que l'homme se surprenne lui-même. 
Quel est ton nom ? lui demande-t-il.
Réponse: — Mon nom est Légion!
Et oui, on apprend ainsi que le possédé ne fait pas que crier et menacer! Il sait aussi se dire
Spontanément et en quatre mots, il a déjà tout dit. En répondant "mon nom", l'homme vient de signer la mort des démons sur la question-document que vient de lui tendre Jésus!
Rien ne sera plus comme avant.
Etre "démoniaque", pour Jésus ce n'est pas un état définitif. Aucune pathologie ne justifie un enfermement à vie, une condamnation à errer indéfiniment dans les allées des cimetières. Certes, la vie de cet homme est violemment perturbée, mais est-il devenu pour autant inhumain? 
Ce regard empathique et bienveillant de Jésus m'aide à tenir, quand bien même je souhaiterais être ailleurs, face à la personne souffrante. 
Evidemment, aucune rencontre authentique ne se fait sans une certaine confrontation, sans un certain ajustement de part et d'autre. Cet homme souffrant que Jésus rencontre a, semble-t-il, soif de relation, mais ce besoin, cette soif, s’exprime de manière impétueuse et agressive, qui suscite davantage la peur que de la sympathie.
Ainsi, parfois, il m'est arrivé d'être bousculé par les questions de mes interlocuteurs, au sein de l'hôpital ou dans les maisons de retraite, qui demandent :
—Pourquoi ça leur arrive ce qu'il leur arrive?
Je fais ici l'hypothèse que ce que l'autre me demande à ce moment-là ce n'est pas LA réponse à sa question, mais peut être une manière pour lui de voir si je suis capable d'entendre son cri sans me défendre et sans le culpabiliser. Juste entendre.
Autre surprise que nous réserve le texte de Marc:
L’homme désire rencontrer Jésus, mais ses paroles sonnent comme une menace et incitent presque à le repousser et à s’éloigner de lui. Il me fait penser ici à ses personnes qui souhaitent qu'on les aime et qui font tout ce qu'il faut pour qu'on les déteste!
Etranger à lui-même (« Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux, dira-t-il à Jésus »), cet homme n'a pas trouvé aide, ni auprès de ses proches, et encore moins auprès de la société qui l'a, au contraire, relégué à vivre au milieu des tombes…
Et là, c'est contre lui-même qu'il se bat: il se scarifie, se frappe lui-même, se promène presque nu, comme s'il  n’avait plus de rapport conscient avec son corps, ne savait plus ce qu’est l’espace ou le temps, c’est un homme enragé, un exilé psychique et social. 
Quand il s'adresse à Jésus, sa parole est floue, codée, violente
 « Ne me tourmente pas ! »,lui crie l'homme. 
On se demande ce que va pouvoir faire Jésus?
D'abord, il entend autre chose que ce que semble signifier a priori les mots du possédé. Il entend ce cri comme celui du désespoir, comme celui du dernier recours: si tu ne me sauves pas, Jésus, ici et maintenant, mon tourment sera sans fin.
Jésus entend et soutient les cris de l'homme, lui demande son nom, cherchant visiblement à le rendre conscient de lui-même. Puis, il le guérit non de manière magique, mais par la parole: d'abord, il redonne la parole à l’homme et écoute celui que plus personne ne voulait voir ni entendre.
Puis, il ordonne au mal de sortir de la vie de cet homme! Et il sort!
La suite, nous la connaissons, et je ne la commente pas, car pour moi l'essentiel vient de se jouer là entre Jésus et l'homme.  
On retrouve, à la fin du récit, l'homme assis, vêtu et saint d'esprit.
Quand je relis cette histoire, je me sens plein de confiance. Car je me dis que si Jésus peut faire cela avec une personne à risque qu'il visite, il peut le faire aussi avec moi, avec chacun de nous. Sa présence nous interpelle sur nos choix de vie, et sa parole soutient et nourrit notre élan vital chaque fois que nous entrons en dialogue avec lui, par la foi.
Par ailleurs, chaque visite que nous rendons aux personnes isolées, malades, endeuillées, c'est d'une certaine manière pour demander "quel est ton nom?", c'est pour les aider à se différencier de leur isolement, de leur maladie, de leur deuil. C'est aussi pour leur dire que la communauté ne les oublie pas.
En laissant Dieu nous libérer de ce qui nous bloque dans nos contacts avec les autres, ce qui empêche la vie de circuler, nous pourrions mieux ressentir sa présence et nous laisser conduire à cette place-là, là où se trouve Jésus dans le récit :
—La place d'accompagnant, de celui qui se laisse approcher; la place de celui qui fait l'effort de comprendre la personne en souffrance sans condescendance, sachant que chacun de nous peut aussi se trouver un jour à cette place-là!
La place de Jésus dans le récit n'est pas une place revendiquée, c'est arrivé comme ça, Jésus se trouvait là au bon moment et à l'endroit qu'il faut.
Quant à l'homme, il poursuivra son chemin, fera des projets, construira sa vie, partagera son expérience, sa rencontre avec Jésus: une chose est sûre, il n'oubliera jamais cette rencontre qui a changé sa vie!




vendredi 19 février 2010

Au bord de la route

"Ô moi ! Ô vie !
Ô moi ! Ô vie ! Les questions sur ces sujets 
qui me hantent,
Les cortèges sans fin d'incroyants, les villes
peuplées de sots,
Moi-même qui constamment me fais
des reproches, (car qui est plus sot que moi 
et qui plus incroyant ?)
Les yeux qui vraiment réclament la lumière,
les buts méprisables, la lutte sans cesse
recommencée,
Les pitoyables résultats de tout cela, les foules
harassées et sordides que je vois autour de moi,
Les années vides et inutiles de la vie des autres,
des autres à qui je suis indissolublement lié,
La question, ô moi ! si triste et qui me hante — 
qu'y a-t-il de bon dans tout cela, ô moi, ô vie ?
Réponse.
Que tu es ici — que la vie existe, et l'identité,
que le puissant spectacle se poursuit
et que peut-être tu y contribueras un poème."


Walt Whitman (1819-1892) , Feuilles d'herbe, Albin Michel, 2001, p. 124-125.
Préface de Philipe Delerm
Illustration de Michele Ferri
Magnifique hommage à ce chef-d'œuvre de la poésie du XIXe siècle.



dimanche 14 février 2010

Mes élucubrations du jour

La maladie peut avoir quelque chose de bon, elle donne ce qu'on n'ose pas en temps ordinaire se donner soi-même: le temps!
Le temps de ne rien faire, sinon penser, rêver…
Voilà plus d'une semaine que je ne suis pas sorti de chez moi, sinon pour aller chez le médecin. Une bronchite traînante me maintient en repos forcé.
Mettre à profit l'immobilité pour lire, donc penser, car pour moi les deux vont ensemble, je pense toujours à partir des livres qui m'inspirent. Un bon livre c'est celui qui me renvoie à la fin à ma propre quête, comme l'exprime si bien ce poème de Hermann Hesse, l'auteur entre autres de l'inoubliable Siddhartha, roman d'initiation qui a connu le succès que l'on sait :

"Dans tous les livres du monde
N'est pas ton bonheur,
Mais leur douce voix te guide
Vers ton propre cœur.
Tout ce qu'il te faut s'y trouve:
Soleil ou ciel étoilé.
La lumière de ta quête,
C'est en toi qu'elle est.
La sagesse qu'en ces livres
Tu cherchas longtemps,
Illumine chaque page,
Est tienne à présent."


Le livre me donne à penser, à chercher ce qui au fond est déjà là, au fond de moi.
Lire c'est penser, d'abord contre soi, contre les évidences qui nous empêchent d'accéder à notre être profond.
Penser, c'est douter avant de se remettre à chercher.
Chercher ce qui est perdu, l'innocence, le rêve…, face à l'arbitraire d'un monde sans boussole ni fondement sûr.
Dans ce vide, mille et une croyances peuplent l'existence quotidienne, chacune proposant un sens au réel et au devenir. Tout cela semble répondre à une nécessité, sauf que souvent ces croyances ont tendance à devenir certitudes.
Or, on le sait depuis que l'écriture existe — c'est-à-dire depuis que l'homme s'est approprié son histoire —, les certitudes s'excluent mutuellement, chacune devenant ainsi une totalité, c'est-à-dire une folie qui s'oppose au travail de la pensée.
Car, contrairement à ce que j'affirmais en commençant, penser est un travail, un travail obligatoire en quelque sorte pour rester debout, quelles que soient nos croyances ou notre philosophie de vie. Mais debout avec et à côté des autres.
En ce qui me concerne, rester debout par la pensée et la prière, l'une appelant l'autre, sans aucun ordre déterminé à l'avance.

En me relisant, je constate après coup que j'ai repris dans ce texte spontané, sans m'en rendre compte, le titre même de ce blog: penser, rêver, chercher!
Tiens, tiens!
Le temps de l'écriture m'a fait oublier que je ne suis pas encore tout à fait guéri.
A bientôt.


lundi 8 février 2010

La trace


"Effacé avant d'être écrit. Si le mot trace peut être accueilli, c'est comme l'index qui indiquerait comme raturé ce qui ne fut pourtant jamais tracé. Toute notre écriture — à tous et si elle est jamais écriture de tous — serait ainsi : le souci de ce qui ne fut jamais écrit au présent, mais dans un passé à venir." 
Maurice Blanchot

mercredi 20 janvier 2010

L'œil se scrute

"L'œil doit retourner son regard sur lui-même pour s'affranchir de ce qui conditionne sa vision. Car ce regard est proie des conditionnements qu'il lui faut dissoudre. De sorte que ce qu'il voie ou perçoit, se trouve faussé, dénaturé. Voilà pourquoi tant d'années sont nécessaires pour parvenir à une vision claire, à un regard qui ne déforme plus ce qu'il appréhende."
Charles Juliet, Trouver la source, Textes/Entretiens (1986-1996), éditions La Passe du Vent, 2000, p.19.

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...