vendredi 30 novembre 2018

La situation du "est"

""La feuille est verte." Le vert de la feuille, nous le trouvons sur la feuille elle-même. Mais alors, où est le "est"? Nous disons bien pourtant : La feuille "est" — donc elle-même, la feuille ; par conséquent, le "est" doit bien appartenir à la feuille visible elle-même. Mais le "est", nous ne le "voyons" pas sur la feuille, sinon il lui faudrait du même coup être coloré ou constitué spécialement. Où "est" le "est", et qu'"est"-ce que le "est" ?

La question reste plutôt curieuse ; elle semble n'aboutir qu'à une vaine subtilité qui s'exerce de surcroît sur quelque chose qui ne nous dérange pas et n'a pas besoin de nous déranger. La culture des arbres fruitiers suit son train sans se soucier de méditer le "est", et la botanique acquiert des connaissances sur les feuilles sans en savoir plus sur le "est". C'est assez que l'étant soit. Tenons-nous-en à l'étant lui-même ; vouloir penser sur le "est", c'"est" chicaner sur les mots. A moins que nous n'évitions à dessein d'apporter une réponse simple à la question de savoir où se trouve le "est".

Tenons-nous-en au dernier exemple donné : "La feuille est verte." Admettons que nous prenions "la feuille verte elle-même", à savoir l'étant ainsi nommé, comme "objet". Vu que le "est" n'est pas décelable sur cet objet, il ne peut être attribué qu'au "sujet", à savoir, en l'occurrence, à l'homme émettant ce jugement et énonçant cette proposition. Tout homme peut être considéré comme "sujet" dans son rapport aux "objets"auxquels il est confronté. Mais qu'en est-il de ces "sujets" dont chacun peut dire "je" de lui-même, et qui, s'ils sont beaucoup, peuvent dire "nous" d'eux-mêmes ? Ces "sujets" "sont" eux aussi, et il leur faut bien "être". Dire que le "est" de la phrase "la feuille est verte" réside dans le sujet revient simplement à reculer d'un cran la question ; car le "sujet" est lui aussi un "étant", d'où la répétition de la même question ; peut-être est-il même plus difficile de dire dans quelle mesure l'"être" appartient au sujet, et lui appartient de telle sorte que de là il puisse, pour ainsi dire, être transféré aux "objets". Comprendre "la feuille verte" comme "objet" revient au surplus à la considérer d'emblée et exclusivement dans son rapport au sujet, et non, précisément, comme étant pour soi, auquel se réfèrent le "est" et le "est vert" afin de proférer ce qui revient en propre à l'étant.

La fuite de l'objet vers le sujet est à bien des égards une issue douteuse. C'est pourquoi il nous faut dès maintenant prendre plus d'amplitude et prêter enfin attention à ce que nous pouvons bien viser par le "est".

Martin Heidegger, Concepts fondamentaux, Gallimard, 1985, p. 45-47

mercredi 3 octobre 2018

Ingeborg Bachmann, Après des jours gris

"Etre libre une heure seulement !
Libre, loin !
Comme des chants nocturnes dans les sphères célestes.
Et voler très haut au-dessus des jours,
voilà ce que je voudrais
et chercher l'oubli (…)
au-dessus des eaux sombres
glaner des roses blanches,
donner à mon âme des ailes
et, oh Dieu, ne plus rien savoir
de l'amertume des longues nuits
où les yeux s'ouvrent grand d'étonnement
devant la détresse sans nom.
Des larmes sur mes joues
témoignent des nuits de démence, 
du bel espoir délirant,
du souhait de briser les chaînes
et de m'abreuver de lumière (…)
Voir la lumière une heure seulement !
Etre libre une heure seulement !"

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967)
Poésie/Gallimard, 2015, p. 47

samedi 8 septembre 2018

Exposition Valère Novarina à Thonon-les-Bains

Chaque chose devenue autre. 

Peintures, dessins, litanies.
Exposition Valère Novarina à Thonon-les-Bains
du 15 septembre au 15 décembre 2018 à la Chapelle de la Visitation


Plusieurs jours durant l’artiste va installer son atelier se saisissant notamment de quelques séries existantes qu’il va parachever sur place. Au terme de cette résidence, le visiteur prendra ainsi la pleine mesure du fait de création en découvrant aussi bien le travail exécuté que le lieu où il aura été réalisé. La création en acte, en quelque sorte.

Vendredi 28 septembre 2018 à 19h00
Dans le cadre de l’exposition « Chaque chose devenue autre » de Valère Novarina, Philippe Piguet commissaire des expositions s’entretiendra publiquement avec l’artiste afin d’explorer son parcours et son œuvre. A cette occasion, Valère Novarina dédicacera les ouvrages en vente sur place par la librairie Birmann de Thonon.
Entrée libre
Auditorium du pôle culturel de la Visitation

La chapelle-espace d’art contemporain
Pôle cultuel de la Visitation
5 rue des Granges - Thonon
04 50 70 69 49

Ouverture
Du 15/09 au 15/12/2018, tous les mardis, mercredis, vendredis et samedis.
De 14h30 à 18h (sauf jours fériés).

dimanche 3 juin 2018

Friedrich Nietzsche, Le chant de la nuit

"Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.

Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.

Il y a en moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever la voix. Il y a en moi un désir d’amour qui parle lui-même le langage de l’amour.

Je suis lumière : ah ! si j’étais nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être enveloppé de lumière.

Hélas ! que ne suis-je ombre et ténèbres ! Comme j’étancherais ma soif aux mamelles de la lumière !"

Friedrich Nietzsche
Ainsi parlait Zarathoustra
Un livre pour tous et pour personne, Mercure de France (Traduction par Henri Albert, 1903 [sixième édition (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, pp. 147).


vendredi 25 mai 2018

Un bruit de balançoire

Le blog est heureux d'accueillir ce mois-ci, Monique Ruscassier (invitée spéciale au Cercle de Lecture) qui nous fait part de sa lecture du livre de Christian Bobin "Un bruit de balançoire"1

"Quel est donc ce "grincement de balançoire vide qui résonne jusqu'à la fin du monde"? (p.49) si ce n'est ce bruit de colère "contre-pied des tambours modernes" (p.4), ou bien cette main humaine qui danse lors de l'écriture manuscrite (p.47) ou encore (p.48) "le tissu de l'humain qui se déchire."
Qu'il est reposant dans notre monde agité, pressé, de se poser un peu et lire ces lignes de Christian Bobin…
C'est un temps de repos, de calme, de sérénité, une respiration dans cette vie trépidante. On va de lettre en lettre et à la fin du manuscrit on trouve qu'il y en a trop peu…
Le destinataire ? Peu importe, c'est la ronde des mots qui nous sublime et nous détend. S'agit-il de sa mère, d'un nuage, d'un bol, d'un escalier ? Qu'importe; la poésie est là, présente et nous transporte. Une poésie douce avec des mots simples, ordinaires, des mots de tous les jours pour des sujets du quotidien, de l'intime, du vrai.
Avec Bobin, ces valeurs que nous côtoyons chaque jour nous apportent la paix si nous savons les apprécier. Ces choses de notre existence, sont une révélation dans ces pages et inspirent le respect…
Serait-ce l'influence de Ryokan, ce moine mendiant japonais, qui invite à la méditation ? A la poésie ? C'est un ermite errant bouddhiste poète et calligraphe et l'on sent bien sa proximité avec Bobin.
Ce recueil est un hymne à l'écriture manuscrite, à la calligraphie, il a le charme d'une "littérature méditante".
Ce bijou de poésie donne beaucoup d'importance à la main. Son côté sacré et spirituel est une élévation de l'âme, une force libératrice avec la musique de la nature et celle de Jean Sébastien Bach. Enfin dans ce recueil, Christian Bobin nous invite à la contemplation des choses simples qui nous entourent, il nous incite à continuer à écrire à la main, notre outil naturel."

1. Christian Bobin, Un bruit de balançoire, L'Iconoclaste, 2017

mardi 22 mai 2018

Anne Dufourmentelle. Souviens-toi de ton avenir

"Lorsqu'un événement est vécu complètement et en conscience, le temps s'accomplit. Il se boucle et, à la fois, s'ouvre dans toutes les directions"

Je viens de refermer, non sans une vive émotion, le roman "posthume" d'Anne Dufourmantelle "Souviens-toi de ton avenir", Albin Michel,2018.
Un message venu de l'au-delà ? Il s'agit en tout cas d'un roman dont le message semble traverser le temps: deux époques s'y entrecroisent, d'une part le récit d'une épopée mongole en 1321, d'autre part ou en parallèle les recherches d'un petit groupe d'érudits qui cherche à rassembler les fragments écrits en phags-pa et en latin dispersés de par le monde! S'ouvrent alors peu à peu les fissures du temps pour nous dire "que le même événement, invisiblement, coexiste, sur plusieurs plans de l'espace et du temps"!
Un livre captivant, troublant, "tel un rêve chargé de vérité"

mercredi 16 mai 2018

Christian Bobin

Au programme du prochain Cercle de lecture ce magnifique livre de Christian Bobin "Un bruit de balançoire", éditions L'Iconoclaste, 2017. Livre entièrement composé de lettres adressées tour à tour à sa mère, à un bol, à un nuage, à un ami, à une sonate...
Lire Bobin,— encore plus pour cette dernière publication— est toujours un moment de pur bonheur pour moi.
Christiane nous attend donc le vendredi 18 mai, dans le 19 ème, à partir de 19h30, la soirée comme d'habitude combinera repas et lecture.

jeudi 26 avril 2018

Duras au Cercle de Lecture

"Quelle difficulté ! Comment attaquer cette forteresse… On dirait qu’elle est imprenable tout à coup. […] Quelle est donc cette chose que je veux décrire, quelle est sa nature ?"

Nous sommes en 1962. Marguerite Duras est plongée dans les affres de la création, devant la page blanche, RIEN!
Quatre ans plus tard, l'œuvre enfin est là: Le Vice-Consul !
Une œuvre exigeante, déroutante:
"J’ai l’impression que si j’essayais de vous dire ce que j’aimerais arriver à vous dire, tout s’en irait en poussière […] Les mots… […] Ils n’existent pas", dit le vice-Consul (p. 121).

Pourquoi je vous parle du Vice-Consul ?
Parce qu'il est au programme de la prochaine soirée-dîner du Cercle de Lecture, ce vendredi 27 avril à 20h, chez notre amie Michelle à St Mandé!
L'annonce est un peu tardive, désolé, mais si l'envie vous vient de vous joindre à nous, envoyez-moi un mot.

GIORGIO AGAMBEN

GIORGIO AGAMBEN
À L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES
Langage, politique, religions

Vendredi 4 mai 2018, de 14h à 18h Université Paris-Sorbonne Amphithéâtre Louis Liard

Chers amis,
Je me permets de vous informer d'une rencontre exceptionnelle que j'organise avec Giorgio Agamben à l'occasion des 150 ans de l'École Pratique des Hautes Études, le vendredi 4 mai en Sorbonne. C'est un grand plaisir pour moi de vous y inviter chaleureusement.
Je vous en joins ici l'affiche ainsi que le programme. N'hésitez pas à en diffuser l'information.
Je me permets d'insister sur le fait qu'il est impératif, si vous avez le désir d'y assister, de vous inscrire (le contact est indiqué sur le programme et l'affiche, il suffit de donner son nom). Le plan Vigipirate de la Sorbonne nous y contraint. Compte tenu de la notoriété de G. Agamben et du caractère exceptionnel de la rencontre (et tardif de l'annonce), je ne saurais trop vous inviter à le faire dans de brefs délais.
Je réjouis de vous revoir à cette belle occasion.
Avec toute mon amitié
Vincent Delecroix
--Inscriptions : leo.texier@etu.ephe.psl.eu
En raison du dispositif Vigipirate, il est
impératif de s’inscrire pour pouvoir assister
au colloque et de se munir d’une pièce d’identité. La liste sera close 48 heures avant la conférence

dimanche 1 avril 2018

Y a-t-il une porte de sortie ?

« Trouver la sortie… ! »
Il a dit ça!
J’ai dit « ça » ?
Oui, tu as dit ça.
Au fait, je pensais bêtement à la sortie de crise entre l'Occident et la Russie, entre Trump et Kim Jong-un, entre israéliens et palestiniens…, et aussi à la crise de jalousie, crise des valeurs, crise de foi, bref à la crise de l’humain…
En fait, on n’en sort jamais définitivement…de la crise.
L’humain est bizarre… !
J’ai dit « l’humain est bizarre » ?
Oui, tu l’as dit.
Tenez, par exemple : Pâques, je veux dire le tombeau vide ! Ça devrait être une sortie de crise pour les disciples de Jésus après la déroute du Vendredi Saint. Eh bien non, ils restent là plantés dans le tombeau, cherchant on ne sait trop quoi, sans doute des réponses, peut-être la Vérité même. Mais, pour lever le voile du doute, pour sortir de la crise de foi, il leur faut d’abord sortir du tombeau, à l’image de l'allégorie de la Caverne de Platon : des hommes enchainés et immobilisés tournent le dos à l'entrée et ne voient que leurs ombres projetées…
Sortir de l'illusion, de l'enfermement dans nos certitudes pour pouvoir apercevoir les choses autrement !
Voir les choses autrement, ai-je dit ?
Oui, c’est bien ce que nous avons entendu…
Autrement dit, à quoi bon rester prostrés dans nos pensées guerrières, sombres, sans avenir prometteur d'espérance…, quand il est possible de sortir à l’air libre, respirer, rencontrer les autres, partager?
Certes, certes…, mais encore faut-il repérer la porte de sortie.
C’est peut-être ça le plus compliqué dans la vie : trouver la sortie !
Cela veut dire sortir de soi d’abord, cela veut dire aussi allez vers celui ou celle qui n'a même plus la volonté de se lever, cela veut dire se dépouiller de ses réflexes de repli, au contraire accepter de se déplier, et marcher, c'est-à-dire chercher, encore et toujours, et faire avec ce paradoxe que l’on doit, je crois, à Blaise Pascal : « Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne m’avais trouvé » (je cite de mémoire).
Il parlait de Dieu, ou du Tout-Autre…
Le Tout-Autre, j'aime bien ça, car il échappe à nos représentations, il se retire en se donnant ou l'inverse. C’est peut-être ici que se trouve la clé de nos crises, en hiérarchisant nos besoins, en mettant l'Altérité au cœur de l'existence, il est alors possible, je le crois, par ce recentrement même d’expérimenter une forme d’intelligence ou de sagesse nous permettant de laisser être ce qui est, tout en étant co-créateur d’un présent évolutif !
Joyeuses Pâques à tous et tous!

mercredi 28 mars 2018

La déclaration


La porte est entrouverte, elle hésite un instant puis appuie sur la sonnette.
—Entre, lui crie une voix de l’intérieur
Accoudé sur son bureau, il donne à voir un visage contrarié, défait.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Ses yeux se ferment. Cueilli par l’émotion, il y a comme un nœud dans sa gorge.
—Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? Sans attendre la réponse, lentement, elle lui passe la main sur le front. Qu’est-ce qu’il est brûlant ! Tu es malade ?
Ses yeux s’ouvrent, humides. Il contemple le visage de L comme s’il la voyait pour la première fois.
—Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je ne suis pas malade, rassure-toi. J’ai juste mal…à l’écriture !
—?!…
— Je ne sais comment t’expliquer, c’est assez compliqué, même pour moi.
—Nous avons toute la soirée, prends ton temps
—Il s’agit de l’écriture…
—Oui, ça j’ai bien compris, mais c’est le mal qu’elle te fait que je ne saisis pas
—qu’elle me donne…
—Pardon ?
—Ecrire ne me fait pas mal, bien au contraire. Mais, je n’arrive pas à faire corps avec, il y a pourtant quelque chose de caché à l’intérieur de moi, que je veux faire exister, c’est-à-dire mettre au monde, mais le texte me résiste et je cours après, comme un amoureux éconduit. En réalité,  je fais du sur-place, je sature, rature, et recommence, encore et encore sans jamais pouvoir dire ce qui est. Impression désagréable de répéter toujours le même scénario.
—A t’entendre, c’est comme si tu cherchais une bonne idée et une façon élégante de l’exprimer, et tu te trouves soudain confronté à un autre impératif : ton outil, je veux dire le langage, lui, veut parler d’autre chose que de lui-même.
Il la regarde, ébloui par ce qu’elle vient de dire.
—Mais tu es un génie, ma parole ! Ainsi, pour pouvoir me rejoindre au plus profond de moi-même, je dois renoncer à vouloir « dire » ou faire « beau », le langage doit, ici, renoncer à lui-même, se faire oublier, faire le mort afin de laisser advenir ce qui est déjà là.
—Exactement, par ce renoncement consenti comme une ascèse, le langage donne vie, paradoxalement, à ce qui viendrait le légitimer dans sa fonction première : celui de donner à voir autre chose que lui-même. Mais, au fait, que cherches-tu à dire au point de t’émouvoir à ce point ?
Il est surpris par la question. La spontanéité n’est pas son fort. Il réalise soudain ce que veut dire s’apparaître à l’occasion de l’autre.
—Ta question me ramène à ce que je cherche à fuir, mais je sens en même temps le soulagement que cela me procurerait à le dire. Car, c’est ce que je cherche désespérément à écrire, à t’écrire !
—Quoi donc ?
—Je t’aime !

L'amour, un acte sacré ?

On connaissait Ernest Renan, le sceptique.
A en juger par cette citation, l'homme était plus complexe que cela:

"L'amour est aussi éternel que la religion. L'amour est la meilleure preuve de Dieu (!); c'est notre lien ombilical avec la nature, notre vraie communion avec l'infini. L'amour…, oui un acte religieux, un moment sacré où l'homme s'élève au-dessus de son habituelle médiocrité, voit ses facultés de jouissance et de sympathie exaltées à leur comble…"

Ernest Renan, Feuilles détachées, cité par Klaus Mann, Journal (Les années d'exil) 1937-1949, Grasset, 1998, p.43

lundi 19 mars 2018

En souvenir de mon ami, Monsieur Pollet

Centenaire, rencontré dans une maison de retraite à Nîmes, il y a quelques années. Je n’oublierai jamais nos conversations et les bons moments passés avec lui.

J’aimais et admirais sa bonté, sa franchise, sa vivacité d’esprit…, sa voix à nulle autre pareille!
Il se disait athée mais j’ai rarement rencontré quelqu’un aussi ouvert aux questions spirituelles, ouvert et exigeant, très critique vis-à-vis des religions et leurs institutions mais en même temps très réceptif à l’enseignement du Christ, qu’il appelait son Ami. Il me disait: “Monsieur Cissé, à ma mort il y a une seule chose que j’aimerais que vous disiez lors de mon enterrement, c’est que bien qu’athée, Jésus était mon ami”.
Je l'aimais, je l'aime encore.
Mort, Monsieur Pollet reste vivant!

Cercle de lecture

Rendez-vous le 23 mars à 20h chez moi.

Au menu, comme d'habitude un livre proposé par l'un des membres du Cercle.

Le prochain est un magnifique roman (traduit de l'islandais) "La lettre à Helga", de Bergsveinn Birgisson, éditions Zulma, 2013 (Prix du meilleur roman des lecteurs de Points).
"Bjarni Gislason (le narrateur) écrit à la seule femme qu'il a aimée, aussi brièvement qu'ardemment: Helga. (…)
…cette lettre est pour l'ancien éleveur de brebis l'occasion de s'interroger sur les raisons qui poussent un homme à faire la sourde oreille au doux appel de l'amour."
Quatrième de couverture.

C'est aussi une méditation sur le temps, le désir, la fidélité…
Le Cercle de lecture, outre la lecture son principal objet, c'est aussi un moment exceptionnel de convivialité et de liberté. On y est bien, et on y déguste tout aussi goulûment mets et boissons apportés par les uns et les autres.
Pour y être coopté, une seule condition: aimer lire, si possible des bons livres!

La dépersonnalisation

En créant "l'individu" la modernité (qu'on date de la Renaissance) serait-elle l'ultime explication de la séparation de l'homme aussi bien avec le monde qu'avec son corps?

"La fameuse phrase des Méditations (Descartes 1647) —"Je me considérai premièrement comme un visage, des mains, des bras, et cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignai du nom de corps"— reconnaissable entre toutes, est à la fois datée et intemporelle. Elle aurait pu être écrite par un moine espagnol sous l'Inquisition (qui n'aurait peut-être pas employé le mot "machine", mais la même idée y aurait été présente: celle d'un assemblage d'organes dépourvu de sens).
C'est qu'au-delà de l'histoire de l'évolution des sociétés humaines (…), le détachement du corps d'avec soi-même coïncide avec le rejet des pulsions dont le corps est le siège. Le sentiment auquel ce rejet peut, dans certains cas, donner lieu est proche de la dépersonnalisation."

Janine Chasseguet-Smirgel, Le corps comme miroir du monde, PUF, 2003, p.1-2

mardi 6 mars 2018

Robert et Joséphine

Extrait:

"à l'étage du vaisseau
près de la gare
Joséphine a sa chambre
de bonne

à côté 
Robert a la sienne 
de garçon
de café

le soir
c'est facile
c'est la vie même
le vif
des eaux bondissantes
de se rendre visite"

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine, Chêne Editeur, 2008, p.20

samedi 3 mars 2018

Anne Dufourmantelle « Souviens-toi de ton avenir »

CRITIQUE DE LIVRE, • « Souviens-toi de ton avenir » d’Anne Dufourmantelle, Albin Michel, 490 p., 22,50 €

Stéphanie Janicot , le 04/01/2018 à 8h10  La Croix        

Pour son second roman, la psychanalyste, philosophe et essayiste Anne Dufourmantelle, décédée l’été dernier, explore les arcanes du temps.
Les hauts plateaux de l’Altaï servent de point de départ au dernier d’Anne Dufourmantelle.

Le 21 juillet dernier, quelques minutes avant de descendre à la plage de Ramatuelle, Anne Dufourmantelle envoyait par mail, à son éditrice, la dernière version de son roman. La suite est connue. La mer était mauvaise. Des enfants se sont aventurés loin du bord. Pour les ramener sur le rivage, Anne Dufourmantelle a usé ses dernières forces, son cœur a lâché.

Dès lors, ce roman, devenu posthume, a revêtu l’aspect d’un message venu de l’au-delà, dans lequel les lecteurs qui l’ont aimée chercheront, légitimement, un sens. Ils ne seront pas déçus. L’histoire, comme une immense prémonition, est celle d’un message lancé à travers les siècles.

Une épopée mongole en 1321

En 1321, sur les hauts plateaux de l’Altaï (aujourd’hui en Russie), alors que l’empire mongol de Gengis Khan est attaqué de toutes parts, le roi Akhan, son arrière-petit-fils, monte une expédition pour traverser la Chine et partir à la conquête du Pacifique. Autour d’Akhan, des milliers d’hommes en armes, quelques courtisanes, une garde rapprochée : Nûr le chamane aveugle, qui multiplie les mises en garde comme un oiseau de mauvais augure, accompagné de sa petite-fille Aghyar, sauvage et guerrière, Guerroès, un jeune homme ombrageux.

Et surtout Adalberto, le géomètre vénitien que le roi charge de relater l’histoire. Non qu’Akhan ne soit pas attaché à la culture orale chamanique de son peuple, mais pour lui, il est « temps que l’occident admire la civilisation mongole ». Sous la dictée du roi, le témoin écrit en phags-pa (l’un des alphabets mongols) et traduit en latin. Peu à peu, il glisse dans la version latine ses réflexions personnelles. Après des batailles et des pertes considérables, le convoi parvient jusqu’à la mer. Mais où les héritiers de Gengis Khan débarqueront-ils ?

En 2020, un petit groupe d’érudits s’intéresse à un fragment de texte en phags-pa et en latin, comprend l’enjeu de sa découverte et tente de réunir, au prix de nombreux sacrifices, tous les fragments dispersés de par le monde. Entre ces deux époques, souffle le vent rouge « volatil et dense, collant à la peau, pénétrant le moindre espace, recouvrant l’opacité », ce vent qui ouvre les brèches du temps, signe « que le même événement, invisiblement, coexiste, sur plusieurs plans de l’espace et du temps ».

Une atmosphère étrange, comparable à « L’envers du feu »

Cette histoire a habité Anne Dufourmantelle pendant presque toute sa vie. Des premières bribes sur l’héritage de Gengis Khan, venues à la fin de l’adolescence, à la version finale, réflexion nourrie sur le temps et l’inconscient collectif des civilisations, plusieurs strates d’écriture se sont ajoutées, dont l’une, datant de plus de vingt-cinq ans, a été travaillée en Équateur, le pays qui a inspiré une partie du livre.

Les lecteurs de son premier roman retrouveront l’atmosphère étrange de L’Envers du feu, ces personnages improbables mêlant, de préférence la nuit, leurs solitudes et leurs angoisses, dans une élégante tentative pour échapper au désespoir. Lire ce livre-oxymore, Souviens-toi de ton avenir, c’est, de toute façon, ouvrir une brèche dans le temps, pour tenter de saisir quelques fragments de la pensée complexe de la philosophe et psychanalyste disparue.

Stéphanie Janicot

lundi 26 février 2018

Christiane Veschambre, Ecrire. Un caractère




Écrire. Un caractère

Je suis très heureux de saluer ici la publication du livre de notre amie Christiane Veschambre, que les lecteurs du Blog connaissent bien maintenant. Je fais le pari que vous apprécierez particulièrement ce livre consacré à l'acte d'écrire, un vrai portrait d'Ecrire!


"Christiane Veschambre, née en 1946, est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages, dont Le Lais de la traverse (éditions des femmes, 1979), Passagères (Ubacs, 1986, rééd. Le Préau des collines, 2010), La Griffe et les Rubans, La Maison de terre (Le Préau des collines, 2002 et 2006), Les Mots pauvres, Robert & Joséphine (Cheyne éditeur, 1996 et 2008), Versailles Chantiers, avec des photographies de Juliette Agnel, et Basse langue (éditions isabelle sauvage, 2014 et 2016). Dernier ouvrage publié: Ils dorment (Le Préau des collines, 2017).

C’est une œuvre totalement habitée que Christiane Veschambre signe ici en s’attelant à l’écriture, sa pratique, au point de faire de l’acte d’écrire
un caractère : Écrire, un sujet à l’existence propre, un organisme vivant.
Au long de textes d’une page la plupart du temps, on suit un être physiquement présent aux côtés de l’auteure, qui, enfant buté et sauvage, à l’image de l’Ernesto de Duras, « ne veut pas travailler », « aime ce qui surgit », « veut un certain sommeil », « toutà coup ne veut plus », « n’apprend rien », « parfois fait le mort », bref, « n’aime pas composer »... Portrait d’Écrire, donc, d’une intransigeance extrême, qui ne cesse de travailler l’écrivant, de l’entraîner loin de la posture de « quelqu’un-qui-écrit », hors de tout confort.

Christiane Veschambre rend ainsi avec justesse « l’accès de vie » la traversant par l’écriture, ce qui « passe » par elle pour la « déloger » de son moi, comme le grondement en elle de la basse langue (titre de son précédent livre), cette langue « souterraine », étrangère à toute légitimité extérieure, et par là impérative et fondamentale."

COLLECTION « SINGULIERS PLURIEL », 80 PAGES, 
Editions  isabelle sauvage, 2018

Pour aller plus loin à la découverte de Christiane Veschambre:
http://www.m-e-l.fr/christiane-veschambre,ec,264
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2017/01/17/entretien-veschambre/

samedi 10 février 2018

Julia Kristeva, Le Temps sensible

Longtemps le temps

 Le Temps sensible : Proust et l'expérience littéraire


"L'après-midi, le vent se lève sur l'océan et la brume des souffles printaniers blanchit le soleil. Le
vert, le bleu, toutes les couleurs ont l'air passées, mais je sais bien qu'elles se réveillent à peine. Il
me reste plein de choses à faire. Demain, après- demain, jusqu'au départ. Mon agenda de retour est
encore plus rempli. Pas un vide. Les vacances sont évidemment prévues, elles aussi. Je connais mes
voyages à l'étranger pour les trois années à venir, et je prévois les surprises que je ne connais pas.
Toute la suite m'intéresse et j'y participe activement. Pour certains j'en fais même trop, trop vite, cet
appétit... Pourtant, mon intérêt est une curiosité apaisée: moins par la déception qui couronne
nécessairement une course, surtout les plus fébriles, que par la répétition qui se dégage des parcours
pourvu qu'on les rassemble. Les durées les plus insolites ont une structure que l'esprit dubitatif finit
par déceler, à force de s'y laisser prendre.


Je crois qu'il reste des choses dont je me soucie. Mon corps, par exemple. Je viens de m'apercevoir
du temps qu'il fait cet après-midi. On peut dire que je suis dans l'après-midi de la vie. Une façon de
parler, non sans outrecuidance, car souvent la nuit vient vite après des matins bien remplis. Une
femme apprend très tôt à se soucier de son corps, d'en attendre toujours quelque chose. Cette
chaleur qui monte au visage, les cuisses endolories après la nage, et ces seins qui ne cessent
d'évoluer: des signes mais de quoi? Je n'y pense pas vraiment. Je monte avec la chaleur, je suis le
mal des muscles, je bouge dans ma poitrine. Il y avait, jadis, une Carte du Tendre. Aujourd'hui, une
femme qui ne se déteste pas trop est la carte incarnée de son physique, une biologiste sensible. Les
savants ne sont jamais troublés, ils remplacent l'inquiétude par le savoir qu'ils ont des phénomènes.
Moi, j'élimine mes symptômes grâce au sens que je leur donne, jusqu'à m'identifier à eux. Je les
habite, j'en suis. Du moins, j'essaie.


On peut dire que je me soucie aussi de mes rêves. Plus exactement, depuis tant d'années d'analyse,
je ne m'en soucie plus mais j'y pense. Il n'y a pas de quoi en être fière. Les raconter est toujours un
déguisement de la bêtise ou de la cruauté qui n'ont pas de limite, tandis que le déguisement luimême
n'a de sens que pour la personne à laquelle il est destiné. Dans la mesure où je ne vous
connais pas, je me contenterai de vous dire qu'il y a eu un mort dans mon rêve cette nuit. Je me suis
donné l'image de quelqu'un mort, je me suis donné quelqu'un mort, j'ai donné la mort à quelqu'un.
Je sais d'où ça vient. Une longue histoire conduit à ce meurtre dont j'ai déjà raconté une variante à
mon analyste et que j'écrirai peut-être dans un roman. Les rêves mettent en espace un temps qu'on a
voulu oublier mais qui nous prolonge au point de faire de nous des êtres hideux. Arrive un moment
où le poids de cet espace devient insupportable, et c'est une chance si l'on réussit à en faire une
histoire qui intéresse quelqu'un d'autre. Non que les soucis disparaissent par la magie de cette
parole. Seulement, en se disposant dans des mots, en s'orientant dans plusieurs directions (votre
père, votre mère, votre fille, votre femme,votre mari, votre employeur, votre analyste), les soucis
s'allègent, paraissent non pas insignifiants mais moins graves, peut-être même un peu ridicules. Ou
plutôt d'un autre temps, d'un temps pressé et agité qui n'est pas celui de votre récit s'amusant à
distinguer diverses pistes, filières, fourmilières.


Je ne sais depuis combien de temps je suis ici. Si l'on reste perméable aux éléments de l'île - aux
parfums des algues, aux cris des mouettes, au vent qui relève le soleil - le temps se dilate, il vous
soûle. Flashes d'enfance, rêves éveillés, abrutissements d'où ne subsistent que des sensations, et
puis rien. Ce temps soufflé, qui double toujours mon calendrier dans l'île, est la perception la plus
concrète, ou, si l'on veut, l'image la plus exacte que je puisse donner du temps logique à partir
duquel j'observe mes rêves. Ni hors du temps, ni ligne point à point. Écartelé entre les deux: un
carrefour, un réseau, une hypertrophie.


Je veux faire croire aussi, parce que j'en suis sincèrement persuadée, que je me soucie de quelques
autres. De mon fils, en premier lieu. Ses premiers pas, ses balbutiements, ses études, ses amours,
ses succès, ses échecs - tout cela m'intéresse, j'y cours, je me dépense, j'assure, je prévois. À vrai
dire, le moindre signe qui vient de lui me fait fondre. Ceux que nous aimons nous privent de nos
moyens, de telle sorte que la raison, qui bâtit toujours une logique de l'action, tourne court. D'abord
parce qu'on est prêt à tout arrêter, à simplement jouir dans l'instant où cet enfant, cet homme, cette
femme nous donne une impression qui coïncide avec un territoire secret, indicible, un peu honteux,
qu'on ne saura jamais communiquer. L'amour n'est ni un intérêt ni un rêve, mais l'identification
absolue, la refonte des frontières. Plus de « je », aucune limite. À partir de là, on peut s'apercevoir
que ce qui «fond» c'est bien «moi ». Que cet enfant, cet homme, cette femme en sont le prétexte. Et
que la délicieuse catastrophe dite amour se joue entre les éléments de mon histoire. Un court-circuit
dans l'espace inconscient qu'alimente bien sûr quelqu'un d'autre, mais un autre tel que je le vois.
Franchement, tant de pages lues et écrites pour en arriver à ce quotidien, à cette banalité?
L'impatience perdue apprivoise le terne visage du banal. Elle y entrevoit la bonté que le quotidien
s'acharne à dissimuler, à détruire. Le tribunal du surmoi, qui a raison de se révolter contre la
bassesse du banal, devrait apprendre le pardon. Savoir donner du sens aux broutilles ne signifie pas
en effacer l'insuffisance. Le pardon confère une signification à l'infiniment petit, même à
l'infiniment abject. Sans les rehausser, il leur permet de se refaire une vie. Le par- don est la
bonification de l'idiotie en imaginaire. Le pardon s'énonce en roman.


Je ne devrais me soucier que de ma mémoire involontaire et éventuellement de sa mise en forme.
Mais Proust l'a déjà fait, et j'ai choisi de l'accompagner. Nous sommes dans l'après-midi de cet
accompagnement, et pourtant il reste tant de choses à faire. Un projet, fût-il celui de lire une
expérience passée, est une fuite en avant qu'on peut essayer de poursuivre sans impatience. Cette
fuite est virtuellement infinie, comme l'est le temps jeté en avant de lui-même. De plus, attentive à
l'aventure proustienne, une échappée peut aussi s'échapper d'elle-même, pour inlassablement
revenir en arrière et à côté. Retarder la fin, s'attarder, empiler les enchâssements et les métaphores.
Il vaudrait mieux s'arrêter au provisoire, provisoirement. Nous allons voir une autre fois. Voire.
L'autre fois, plus tard ou jamais. Compter avec jamais. S'en tenir au fragment. Travailler par
touches, ambitieux et interminables arrêts. Une façon de concilier la curiosité avec l'instant;
l'inquiétude de l'enquête et du sens avec la sensation qui est plénitude dérobée, infléchie. C'est dans
l'ouverture de l'incomplet, dans le suspens, que nous attend, peut-être, la chance d'éprouver le
temps sensible. Sentir le temps se perdre, mais rechercher, donc nommer, l'expérience de cette
dissolution. À l'embouchure de la durée qui signifie et de la perception encore ou déjà insensée, à la
bordure entre «je» et « Être»: ce kaléidoscope d'impressions et de caractères qui balisent un espace
démesuré, de Combray à la Fin, de « Longtemps je me suis couché de bonne heure» à « une place
au contraire prolongée sans mesure [...] dans le Temps ».


Longtemps le Temps. En prolongeant l'enfance et la sensation, en différant la mort et le sens. Ni
impatients ni ravis, entre deux, le temps d'un roman."


© Julia Kristeva (Extrait du Temps sensible)

vendredi 9 février 2018

Aimé Agnel: Sur quelques films vraiment sonores



Je relaie cette annonce des éditions de l'œil avec beaucoup de plaisir, j'ai la chance de connaître personnellement l'auteur; le blog a déjà eu le privilège de présenter dans ses colonnes l'un de ses précédents livres, le magnifique L'Homme au tablier.

"Bonjour à toutes et tous,

Nous avons le plaisir de vous annoncer
la parution du livre d'Aimé Agnel,
Sur quelques films vraiment sonores.

Il est disponible dès à présent !

Texte d'Aimé Agnel / Photogrammes de films

12,5 x 18,5 cm / 160 pages / février 2018
18 € / isbn : 978-2-35137-247-0

-
« Le synchronisme des sons et des images auquel le cinéma nous a habitués nous empêcherait-il de reconnaître et de goûter la spécificité et l’hétérogénéité de l’écoute et du regard ? (…) Reconnus dans leurs différences, le son et l’image travaillent pourtant, comme le recommandait Robert Bresson, “chacun à leur tour par une sorte de relais”, ou bien cohabitent, comme dans les films de Jean-Luc Godard, dans une mise en tension de leur disparité, qui nous permet de les entendre vraiment ensemble sans que soient perdues leurs qualités et leurs forces respectives. C’est par la différenciation qu’on accède à la complexité. »
Aimé Agnel évoque ici quelques-uns de ces films « vraiment sonores ».

Parmi de nombreuses activités liées au cinéma, à la psychanalyse ou au son, Aimé Agnel fut entre autres professeur à l’IDHEC, chargé de cours à l’Université de Vincennes (Département Cinéma), monteur son de Le moindre geste de Fernand Deligny et Jean-Pierre Daniel et La Storia de Sergio Castilla, acteur dans L’Aquarium et la Nation de Jean-Marie Straub…
Il a notamment publié L’Homme au tablier, le jeu des contraires dans les films de Ford et Hitchcock et l’ennui, une psychologie à l’œuvre.

Les éditions de l'œil - 7, rue de la Convention -  Montreuil
editionsdeloeil@gmail.com - 01 49 88 03 57"



mercredi 7 février 2018

Lecture Julia Kristeva

Une fois n'est pas coutume, le blog ouvre ses colonnes à notre amie Christiane Vaissade (membre du Cercle de lecture) pour partager avec vous sa lecture du livre-entretien de Julia Kristeva. A notre grande joie, elle a relevé le défi. Merci à elle, et bonne lecture.

"- La richesse de son parcours, tracé ici avec l’aide d’un « interviewer » dont on peut regretter peut-être qu’il soit l’un de ses admirateurs inconditionnels : cela ôte du naturel à l’entretien et ferait croire à un éloge un peu convenu si l’on ne connaissait l’un et l’autre, interviewer et interviewée. Point d’éloge de commande donc, mais une mise en abyme de l’écriture, la patte de Samuel Dock éclipsée – c’est la règle -   par celle de Julia Kristeva, sans nul doute relectrice et co-auteur(e) de ces textes. Le genre toutefois reste mal défini : mémoires ? entrevues entre le journaliste de l’Huffington post et JK ? Somme d’une série d’entretiens hebdomadaires sur France Inter ? Cette dernière hypothèse expliquerait alors la redondance de l’éloge –non illégitime toutefois-  dans un récit de vie nécessairement haché sur les ondes.

- Richesse néanmoins d’un tel parcours, dont l’un ou l’autre souligne le côté foisonnant (le nombre de publications), la volonté de poursuivre, l’intelligence et l’opiniâtreté constantes, l’aptitude à s’adapter.

- Une extraordinaire capacité d’adaptation en effet, sur laquelle nous nous sommes attardés : étrangère arrivant dans un milieu des plus fermés, elle a su se faire une place, sans déclencher d’hostilités, et rapidement se lier aux essayistes, penseurs ou professeurs les plus créatifs de l’époque, sans s’enferrer dans les querelles post-68 entre littérature et linguistique. Autrement dit, comme si elle avait su se préserver, en sa qualité d’étrangère, et prendre le meilleur de ce qui excitait la pensée et allait faire progresser les idées. Alliée aux meilleurs et aux plus « pointus » selon les querelles du moment (R.Barthes, Benveniste, Jakobson et Chomsky, Claude Durand, Françoise Héritier, Derrida…), engagée dans les courants du moment sans s’y perdre (féministe avec S.de Beauvoir, Claude Lanzmann, E. Badinter), elle passe d’une discipline à l’autre, arrive à relier littérature, linguistique, psychanalyse…

- Reconnue et intégrée dans ces cercles de pensée : la dimension humaine apparaît toutefois souvent, comme une idée fixe : le souci du fils handicapé. Problème de société toujours actuel, qu’elle prend à bras le corps, comme tout ce qu’elle fait.

- Une posture aujourd’hui internationale, et cependant elle continue à enseigner ou militer…Une femme convaincue qui a aimé la vie qu’elle a choisi après avoir accepté celle qui lui était donnée.

Ce livre d’entretiens a entre autres le mérite de démontrer qu’elle ne doit pas tout à son célèbre époux et qu’elle s’est construite elle-même. Sans doute aimerait-on l’entendre davantage, la lire elle et non son hagiographe, mais elle a tant publié que le choix est ouvert. Ses biographies ou « histoires de » (Thérèse d’Avila, Colette, Hannah Arendt…) proposent d’agréables moments d’écriture, très documentés.
Elle est probablement l’une (l’un) des rares écrivains contemporains à avoir pu ainsi toucher avec talent aux différents genres (littérature – fiction ou biographie, philosophie, psychanalyse) et à pouvoir les enseigner en spécialiste.
Réconfortant et admirable.
Le « voyage » enfin : une métaphore de sa vie ? Une mise à distance, pirouette pudique de sa part : sa vie ne serait que « voyage »…ne pas se fixer, toujours avancer…c’est le testament de modestie qu’elle livre p.93 [pour mon enterrement…il suffira d’écouter le Requiem de Mozart et de dire que je me suis voyagée…] ou titre un peu forcé pour casser le côté grandiloquent du genre des Mémoires ? L’audacieux néologisme de ce verbe si peu académique renvoie tant à ses origines qu’à sa posture devant la vie : J.K. aime le français mais n’oublie pas qu’il n’est pas sa langue maternelle et elle s’autorise surtout à être irrévérencieuse devant les usages…enrichissant ainsi la langue et la vie !"

Christiane Vaissade

mercredi 17 janvier 2018

Le présent du passé

L'a-t-il vraiment entendu ou fait-il semblant de lui prêter une parole qu'elle n'aurait pas prononcée ?Une parole qu'il aurait voulu entendre mais qu'il redoute en même temps.
—Vous semblez si loin, finit-il par lui dire, il le dit en reculant comme pour mieux sentir la distance que pourrait créer entre eux la parole qu'il sollicite et dont l'idée même qu'elle pût lui être adressée l'angoisse aussitôt.
Elle ne vit que le mouvement, et ne sut quoi répondre. L'écho de son silence, bien que prévisible, prit l'homme de court, soudain enveloppé dans le présent d'un passé qu'il n'a cessé de tenir à distance.

vendredi 12 janvier 2018

Julia Kristeva, Je me voyage. Mémoires.

Les membres du Cercle de Lecture se retrouveront vendredi 19 janvier à 20h, chez Christiane dans le 20ème.
Au programme un livre, que je vous recommande "Je me voyage. Mémoires"(1), de Julia Kristeva. Il s'agit d'un livre d'entretiens avec Samuel Dock.

Quatrième de couverture:
"Pour la première fois, la linguiste, psychanalyste, romancière Julia Kristeva — reconnue à l'étranger parmi les plus importants intellectuels de notre époque — dévoile des facettes intimes de sa vie, qu'elle éprouve comme un voyage. Trois quarts de siècle en affinité avec les vertiges identitaires de l'exil et de l'amour.
Ce livre nous donne à voir l'enfant née en Bulgarie, puis la jeune femme découvrant Paris et qui éclot dans le bouillonnement de Saint-Germain-des-Prés des années 1970, mais aussi l'amante, l'épouse, la mère.
Je me voyage nous convie à la suivre dans la chair des mots (…)
Par-delà la genèse d'une œuvre et de sa philosophie, c'est une vitalité existentielle, à l'affût des mutations historiques de notre monde, que nous communiquent ces Mémoires sous forme d'entretiens."

Bonne lecture!

(1) Julia Kristeva, Je me voyage. Mémoires, Fayard, 2016

dimanche 7 janvier 2018

Citation du jour. Valère Novarina

« La plus profonde des substances, la plus miroitante, la plus précieuse des étoffes, la très-vivante matière dont nous sommes tissés, ce n’est ni la lymphe, ni le plasma de nos cellules, ni les nerfs de nos muscles, ni les fibres, ni l’eau ou le sang de nos organes, mais le langage.

La langue : l’autre chair. Nous sommes tressés par son architecture invisible, mus par le croisement et le combat des mots ; nous sommes nourris de leurs intrigues, de leurs jeux, de leurs dérives, pris dans leurs drames. Nous, les Terriens — nous les « Adam », les bonshommes de terre — nous sommes formés de langues tout autant que de tendons, de muscles et d’os. Nous sommes étayés, pétris, bâtis de langues, structurés par elles — quotidiennement modelés par la très vive philologie — chaque jour creusés par la combinatoire imprévue, l’histoire mouvante, la disparition et l’apparition des mots.

Enfants du résonnement et de la raisonnance. Nés des amours et de la lutte des mots. »

Valère Novarina, Voie négative, 2017.

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...