A l'appui de la remarque de Sylvie, à savoir que chez M. Henry la vie, c'est "ce qui s'auto-affecte", voici une citation tirée de son livre postume Phénoménologie de la vie ( collection Epiméthée, Puf, 2007, p.49):
—"La vie se sent, s'éprouve elle-même. Non qu'elle soit quelque chose qui aurait, de plus, cette propriété de se sentir soi-même, mais c'est là son essence: la pure épreuve de soi, le fait de se sentir soi-même. L'essence de la vie réside dans l'auto-affection".
A ce propos, un de mes amis, Claude, m'écrit pour souligner l'intérêt qu'il y a pour les aumôniers hospitaliers à lire Michel Henry: sa réflexion peut nous aider à comprendre "la façon dont le patient, à partir de son expérience et de son ressenti intérieur, son vécu de conscience, exprime, quand il est écouté, sa perception de la souffrance et de la douleur. Cette expression singulière le concerne dans son intériorité: il peut douter de beaucoup de choses, mais pas du fait qu'il souffre. Il peut douter de beaucoup de choses, mais pas des effets en lui des discours ou des paroles qui lui sont adressées".
L'auto-affection renvoie à la fois à notre expérience intime et, de manière plus large, au mouvement même de la vie, ce qui transforme l'individu en même temps " qu'il résulte de lui comme son oeuvre propre".
Dans un entretien publié dans la revue Autre Sud ( n° 11, décembre 2000) Michel Henry revient sur ce mouvement essentiel de la vie, qu'il définit par un autre terme, celui "d'auto-donation" :
—"…il existe une puissance fondamentale qui est la vie, car la vie est auto-donation. (…) je ne me suis pas créé moi-même, je suis venu dans la vie et ce n'est pas moi qui ai accompli cette venue, ce serait une erreur de croire que je la dois à mes parents qui sont exactement dans la même situation que moi. La venue d'un Soi en lui-même présuppose une réalité qu'on appellera métaphysique ou absolue qui me place dans cette condition privilégiée qui est la mienne, à savoir d'être un vivant. Si la vie est devenir, c'est parce qu'elle se situe à cette jonction que nous sommes. Nous ne sommes pas seulement des vivants et des êtres finis, mais nous sommes des vivants qui vivons d'une vie infinie qui nous fait vivre à chaque instant. La raison d'être de notre vie est d'accueillir en nous cette vie et de vivre d'elle, ce qui peut se faire de multiples façons, dans l'effort de la création, dans la solitude des cloîtres ou dans la simplicité du dévouement".
Ainsi, "l'auto-affection" est comme une matrice originelle et invisible qui fonde mon être : elle s'exerce toujours par et dans une profonde affection (ou donation) au double sens du terme, à la fois l'affection par soi et le fait de se laisser affecter par toutes les autres consciences auto-affectées que "l'amitié attire", sans pour autant dépendre d'elles.
Dans un autre entretien (cf. Entretiens, Sulliver, 2007, p.153), M.H précise :
"Si la seule vie qui existe est la vie absolue qui s'apporte elle-même en soi et si c'est elle par conséquent qui me donne à moi-même, alors il est vrai que la vie, telle que la pense une phénoménologie radicale de la vie ressemble à l'absolu des mystiques au point peut-être de s'identifier à lui."
Cette dernière citation nous replace au coeur du commentaire de Sylvie, et du rapprochement des deux thématiques qu'elle opère, à savoir l'auto-affection d'un côté et le détachement de l'autre.
L'auto-affection renvoie à la vie en tant que fondement originel et en tant que réalité infinie à laquelle on ne peut rien ajouter ou retrancher.
Le détachement, tel que développé dans le petit traité qui porte le même nom, fait appelle aussi à cette dimension, en tant qu'il indique une "présence à soi-même", un parfait reposer-dans soi, dans le retrait à l'égard du "monde", mais surtout une reconnaissance de soi, "un laisser-être-soi-même sans ajout d'aucune sorte".
Il ne s'agit aucunement là d'une attitude ascétique ou volontariste, comme le souligne fort justement Gwendoline Jarczyk (cf. Maître Eckhart, Du Détachement et autres textes, édit. Rivages poche) mais d'une liberté "essentiellement de vide, de "sans-prise" réelle sur quoi que ce soit d'autre que ce qui est, — "ce qui est" étant le tout-originaire sans ajout d'aucune sorte".
Il y aurait encore à pousser plus loin les points de convergence entre ces deux penseurs de grande envergure. Peut-être l'un de vous se sent-il disponible et compétent pour cela, qu'il n'hésite pas à nous faire partager le fruit de ses recherches.
Quant à moi, j'aurai d'autres occasions de parler de l'un ou de l'autre. En tout cas, grâce à Sylvie, nous avons déjà de quoi méditer, mastiquer et peut-être rêver aussi !
Bonne semaine à tous.