Abdou:
Sais-tu qui je lis depuis hier ?
Pauline:
Misrahi ?
A.
Non, cherche encore…
P:
Catherine Bergeret-Amselek "La Cause des aînés" ?
A:
Non…
P:
Gabrielle Rubin "Du bon usage de la haine et du pardon" ?
A:
Non, non , tu n'y es toujours pas…
P:
Heidegger "La dévastation et l'attente" ?
A:
non, pas tu tout. Tu donnes ta langue au chat ? Bon. Pourtant tu l'aimes bien cet auteur…
P:
…!?
A:
Jean-Luc Nancy…!
P:
Ah! j'ai trouvé, tu lis "La déconstruction du christianisme"…
A:
Le vrai titre du livre dont tu fais allusion c'est "La déclosion"(La déconstruction du christianisme). Moi je te parle de "Tombe de sommeil". Ne cherche pas, je sais que tu n'as pas lu celui-ci, bien qu'il soit sorti depuis 2007!
P:
Exact, et que dit-il, pourquoi m'en parles-tu ?
A:
Ecoute, je cite, p.35: "Tout s'égale à soi-même et au reste du monde. Tout se remet à l'équivalence générale dans laquelle un dormeur vaut n'importe quel autre dormeur et tout sommeil vaut tous les autres, quoi qu'il paraisse. Car "bien" ou "mal" dormir ne revient qu'à dormir plus ou moins, de façon plus ou moins continue, plus ou moins perturbée. Les interruptions et les perturbations, y compris celles qui surgissent parfois du sein du sommeil lui-même, comme ces cauchemars qui nous réveillent dans l'angoisse et la sueur, les accidents du sommeil ne lui appartiennent pas."
P:
C'est incroyable…que tu me lises justement ce passage maintenant!
A:
Que veux-tu dire?
P:
A propos d'interruption et de perturbation du sommeil, j'ai vécu cette nuit quelque chose de semblable.
A:
Ah bon ?
P:
Oui, mais tu me promets que cela reste entre nous, c'est très personnel…
A:
Je te promets… sur la tête de ma belle-mère…
P:
Alors je ne te dirai rien…puisque ça ne t'intéresse pas plus que ça.
A:
Bon, blague à part, ça reste entre nous, je t'écoute.
P:
Donc, cette nuit, vers 4h30, je me réveille en sursaut couvert de sueur, pourtant — j'en suis absolument certain — je n'ai pas fait de cauchemars.
A:
C'est bizarre ton truc, tu te réveilles brusquement en pleine nuit sans raison apparente!
P:
Je te dis que oui. Mais pour moi le problème n'est pas là…
A:
Il est où alors ?
P:
Impossible de me rendormir. J'essaie tout ce que je peux, respiration profonde, exercices de relaxation, rien n’y fait. Je décide de sortir du lit et d'aller au salon avec mon oreiller: bien enroulé dans le peignoir, chaussettes bien remontées, je m'allonge sur le canapé.
Mais le sommeil n’est toujours pas au rendez-vous!
A:
Tu m'étonnes!
P:
C’est alors que, instantanément, je me mets à réfléchir à haute voix (c’est quelque chose ça, tu connais peut-être ? sinon essaie tu verras…, moi ça m’arrive quelquefois, surtout dans les moments de crise… d’identité, et apparemment c’est le cas ici!).
A:
Ah! Et que criais-tu ?
P:
Tu ne m'écoutes pas, je n'ai pas dit que je criais, mais réfléchissais à haute voix, ce n'est pas pareil. Bref. "—Je ne suis pas en paix", commençais-je, et le mot qui s’impose juste après c’est celui de “mensonge”! Je me mens à moi-même, continuellement. Je cours sans cesse après quelque chose d’inaccessible, d’inexploitable, le bonheur, la paix, la reconnaissance, le savoir, les éloges…Or, même en obtenant la reconnaissance, même en accumulant le savoir, je reste insatisfait, insatiable…
A:
Continue…
P:
C’est donc que ce que je cherche, fondamentalement, ne se trouve pas au-dehors, dans l’environnement, dans les choses ou les êtres, mais en moi-même, indéniablement!
A:
Très intéressant, continue.
P:
J’ai alors cette conviction forte, que le retour à la source ne peut s’effectuer par le mental, la réflexion. La réflexion aide à la prise de conscience. Le retour effectif à soi est un acte presque physique, de concentration, d’attention…à ce qui se donne dans l’Etre, qui fait signe hors champs mental, en dehors de toute saisie… Je ne sais pas l’exprimer autrement.
A:
Tu m'impressionnes, tu sais! continue…
P:
Au terme de ce lucide mais difficile examen de conscience, je l’appelle ainsi faute de mieux, qui a dû durer une bonne trentaine de minutes sinon plus, je remonte tranquillement dans la chambre où je me rendors aussitôt.
A:
Eh ben! quelle drôle d'histoire! Quelle expérience, surtout!… Tu sais quoi?
P:
Dis toujours…
A:
Ton histoire me fait me poser cette question: dans le sommeil, quel soi s'y donne à découvrir ? Est-ce le même qui échappe à toute saisie ? Qui suis-je une fois endormi ?
P:
Excellente question, on en reparle si tu veux quand tu auras fini de lire Jean-Luc Nancy! Qui sait, peut-être y répond-il ?