mercredi 16 décembre 2020

Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus

 Après-midi. Petite virée dans une librairie.

 Presque invisible au milieu des tas d’autres livres aux titres flamboyants souvent rehaussés d’une image, apparaît soudain d'abord un nom qui m’est cher mais que je ne recherchais pas spécialement aujourd’hui : Jean-Luc Nancy. Et un titre presque banal « Un trop humain virus », qui ne m’aurait sans doute pas accroché s’il n’était signé par JLN.  

Dès mon retour, je plonge et me laisse absorber dans la lecture. Chaque page me questionne, nous questionne et décrit comment nous en sommes arrivés là ! Ici, rien à voir avec les discours à l’emporte-pièce de nos très médiatiques « philosophes » de service.

Une analyse lucide, vigoureuse, dont on sort avec un profond sentiment de responsabilité et le désir irrésistible de partager avec les autres : lisez « Un trop humain virus »

Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, Bayard, 2020, 110 pages

lundi 14 décembre 2020

Citation du jour

 "Par certains côtés, je me sens proche des êtres en perdition. Je sais que j'aurais pu être l'un d'eux. Pendant ces années où j'ai été en difficulté, j'ai connu ces moments où je vacillais, où je n'avais plus l'énergie de contenir la souffrance, où elle était sur le point de me submerger, de m'emporter. Lors d'un de ces moments, si je m'étais effondré, que serais-je devenu ?"

Charles Juliet, Apaisement. Journal VII 1997-1998, p.90

mercredi 9 décembre 2020

Sartre

 "L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain."

Jean-Paul Sartre, Situations II, Gallimard, 1948


mardi 8 décembre 2020

Citation du jour

 "Dans chaque mot se trouve un oiseau aux ailes repliées, qui attend le souffle du lecteur."

Emmanuel Levinas


jeudi 3 décembre 2020

Maître Eckhart

 - « Celui qui est établi dans la vérité de son être se trouve en harmonie dans tous les lieux et avec tout le monde. Mais celui qui est en désaccord avec lui-même ne se trouve bien en aucun lieu ni avec personne. »(1)

Je reviens toujours à lui.

Mystique rhénan, découvert par hasard - si le hasard existe - il y a une trentaine d’années, son rapport au divin est au premier abord déconcertant, la doctrine spirituelle qui en découle ne l'est pas moins, car elle invite à "laisser-être" les êtres et les choses dans la vérité de leur origine, sans prise sur eux ni sur quoi que ce soit.

Auteur, entre autres du fameux  traité « Du détachement », Maître Eckhart (1260-1328)- car c’est de lui qu’il s’agit - a influencé plus d’un et non des moindres : Ruusbroec, Nicolas de Cues, Angelus Silesius, Baader, Hegel, Jung, Heidegger, Bataille, Ricœur, et j’en passe.

Théologien iconoclaste, il fut condamné peu après sa mort dans un procès en hérésie par une bulle papale. Motif : "Il a voulu en savoir plus qu'il ne convenait" !

(1)Maître Eckhart, Conseils spirituels, Payot/Rivages, 2003, p.62

nb: ce texte a été remanié à au moins deux reprises. Désolé pour les abonnés qui doivent être surpris de recevoir ces différentes versions. Juré promis, je n'y toucherai plus.

dimanche 29 novembre 2020

Citation du jour

  "Il y aurait moins de désordre en ce monde si les gens ne se racontaient pas des mensonges les uns aux autres et ne jouaient pas la comédie." 

William Faulkner

mercredi 4 novembre 2020

Ce que nous voyons et ce qui apparaît

 - Regarde comme c’est beau, tu trouves aussi ?

- Bof… !

- Comment ça bof ? Moi, je dis que c’est beau, même très beau. Tu ne vas pas me dire le contraire…

- Tu peux penser ce que tu veux, mais ce n’est pas parce que tu décrètes une chose que cela entraîne l’adhésion des autres.

- Tu sais quoi ?

- Non…

- As-tu une idée de quoi nous parlons là, au-delà du vase qui vient de m’être livré ?

- Je ne vois pas de quoi d’autre il est question ici… 

- Je te parle de ta difficulté à aimer ce que j’aime.

- Et nous y revoilà ! Toujours à tout ramener à toi. Tu sais bien que je ne conteste pas le fait que tu aimes ce vase, sinon pourquoi l’aurais-tu commandé ? J’ajouterais même que tu peux l’apprécier autant que tu veux, c’est ta liberté et ton droit. Par contre, j’aimerais que tu m’accordes la même liberté d’avoir une autre opinion que la tienne.

- En fait, ce que tu es en train de me dire c’est qu’on n’a pas le même goût, au moins c’est clair.

- A propos de cet objet, ici et maintenant, oui. Et cela me fait plutôt plaisir que tu l’admettes…

- Je l’admets, je l’admets…, tout dépend…, en fait je dirais que ce que toi, tu vois, ce n’est pas exactement ce qui m’apparaît à moi.

- Je m’attendais à ce que tu me sortes un tel argument, et je peux d’autant plus le retourner, en te disant que ce que nous voyons tous les deux n’est en fait qu’un construit, à partir du point de vue de chacun.

- Je ne suis pas tout à fait d’accord, le vase posé là devant nous est bien réel, nous ne l’inventons pas, rassure-moi.

- En effet, sa présence est bien réelle, mais ce qui apparaît, ce qui se donne à voir, vient de lui-même. Du moins si nous nous plaçons dans une perspective phénoménologique.

- Dans ce cas, le vase pourrait contredire ce que notre regard projette sur lui…

- Exactement, nous n’avons pas fini de le découvrir, c’est-à-dire de le laisser se dévoiler à partir de lui-même.

- Tu veux dire que nous sommes dans l’impossibilité de prévoir…

- Oui, en effet, la difficulté de voir, d’une manière générale, c’est qu’on n’accepte pas d’être précédé par la visibilité de ce qu’on croit tenir à l’œil.  

- Alors, es-tu d’accord que l’on laisse reposer le vase pour aujourd’hui et revenir le revoir un autre moment ?

- Excellente idée. 


NB : ce dialogue imaginaire est inspiré du livre du philosophe Jean-Luc Marion intitulé Ce que nous voyons et ce qui apparaît, éditions Ina, 2015, que j’ai déjà eu l’occasion de citer ici-même et sur fb.


vendredi 30 octobre 2020

Citation du jour

 "Celui qui questionne est toujours repris dans la question, il est concerné par l'interrogation et par cela même qui est interrogé."

Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde.finitude.solitude, Gallimard, 1992, p.272

jeudi 22 octobre 2020

Citation du jour

 "Le livre est un morceau de silence dans les mains du lecteur. Celui qui écrit se tait. Celui qui lit ne rompt pas le silence."

Pascal Quignard


lundi 19 octobre 2020

Le silence des mots

 Il fit semblant de ne pas comprendre.

A l'expression de son visage, elle se demanda ce qui les rendait ainsi étrangers l'un à l'autre. Elle crut bon de le lui dire, mais elle le dit sur un ton qui—elle s'en rendit compte à l'instant même où elle reprit la parole — allait creuser encore d'avantage le fossé déjà profond entre eux.

Il la regardait. De l'air de quelqu'un qui veut se persuader qu'il ne comprend pas ce qui se passe. Son malheur est qu'il comprenait, au contraire. Et que ce n'était la faute ni de l'un ni de l'autre, c'est comme cela que cela se passe, comme cela depuis des années, depuis qu'ils ont renoncé à se parler, c'est-à-dire depuis qu'ils n'entendent plus le silence des mots, de ce qu'on n'entend plus par usure.

NB: je remercie mon amie Christiane Veschambre, écrivaine, elle anime chez elle depuis des années "Un temps à soi pour écrire", des ateliers d'écriture une fois par mois. Je participe à celui de samedi après-midi. Au cours de la dernière rencontre, Christiane nous a lu un extrait du dernier livre de Pascal Quignard "L'homme aux trois lettres", pour nous inciter à notre tour à aller librement dans l'exploration de ce qui vient, et ce qui est venu pour moi c'est le texte que vous venez de lire, à vrai dire j'en ai écrit deux, je publierai l'autre (encore plus court) ici bientôt. Une phrase de Guignard a en particulier accompagné ce temps à soi pour écrire : "Ecrire c'est lire ce qu'on ne voit pas dans le silence de ce qu'on n'entend plus." 

dimanche 11 octobre 2020

jeudi 8 octobre 2020

Quand la conscience arrive en même temps que la figure

 Je suis avec cette phrase

croisée je ne sais où

depuis elle me suit partout

j'ai beau tourner

à droite à gauche

entrer sortir 

ralentir courir …

toujours à mes trousses

de fatigue 

elle ne souffre 

et maintenant

carrément 

comme chez elle 

installée 

elle fait corps 

elle est moi :

—le remède à la gêne c'est se dévoiler,

    y être totalement !

ah ben alors

tout ça pour ça…?

mercredi 7 octobre 2020

Citation du soir

 "Ce ne sont pas les ennemis, mais les amis qui condamnent l'homme à la solitude."

Milan Kundera


dimanche 4 octobre 2020

Mon poète du mois: Antoine Emaz

 

 Il n'y a pas de bout de la nuit

seulement une maison vide

et silencieuse de tous ses murs


on est dedans


pas en prison


mais dedans


et la nuit comme aveugle

tourne en rond

les mots piochent piquent

des étoiles

on dira ça comme ça

des lumières fermées

tension

ce silence qui vient de biais si l'on n'agit pas c'est lui qui va emporter la mise la main les mots dans l'ardoise et plus rien

pas facile d'aller contre l'aigu du silence dans la maison vide il siffle comme chez lui il sape il pèse ensuite habitué qu'il est du lieu

une lame de nuit

tension sans l'avoir vue venir — vite glisser — tension — nerfs cordes mais quelle musique grommellement de mots pour rien ce bruit de chien grondant comme pour intimider le silence dessous qui passe

continuer à parler — rester dans le blanc de la lampe plutôt que la nuit qui tait la maison tait tout

un bruit d'eau presque rassure dans la gouttière

on tient à peu [...]


dimanche 27 septembre 2020

Ferenczi

"La patiente, alors nourrisson, avait été livrée à un état de détresse et de solitude face à une mère incapable d’assurer ses besoins vitaux. Les cris désespérés du bébé étaient restés des appels dans le vide, jusqu’à l’épuisement et la « sensation de s’éteindre ». Adulte, ses compulsions à manger ressemblaient ainsi parfois à ce besoin « d’atténuer cette sensation au plus vite, en mangeant ou en buvant »

Sandor Ferenczi

vendredi 18 septembre 2020

Citation de la soirée

 "Avoir rapport à la chose, à supposer que cela soit possible, telle qu’elle est en elle-même, c’est l’appréhender […] telle qu’elle serait même si je n’étais pas là. Je peux mourir ou simplement sortir de la pièce, je sais que cela est et restera ce que c’est. C’est pourquoi la mort est aussi une ligne de démarcation si importante"

Jacques Derrida

jeudi 17 septembre 2020

Citation du jour

 "Inutile de vous dire que ma première réaction à ces incidents fut un accès d'indignation autoritaire. Sur le moment, je me sentis blessé par la prétention du patient, ou de l'élève, de savoir les choses mieux que moi-même, mais heureusement me vint aussitôt la pensée qu'il devait, en fin de compte, effectivement savoir les choses sur lui-même mieux que moi je ne pouvais les deviner. J'ai donc reconnu que je pouvais faire erreur, et la conséquence n'en a pas été la perte de mon autorité, mais l'accroissement de la confiance en moi du patient".

S. Ferenczi

lundi 14 septembre 2020

Sandor Ferenczi, Journal Clinique

Mon choix "psy" de la semaine 



Mon philosophe du mois : Soren Kierkegaard

 "Avoir une opinion, c’est pour moi à la fois trop et trop peu, cela présuppose sécurité et bien-être, tout comme dans cette vie terrestre d’avoir femme et enfants, ce qui n’est pas accordé à celui qui doit se débattre jour et nuit sans pourtant avoir sa subsistance assurée. […]

Si, par contre, quelqu’un veut être assez courtois pour croire que j’ai une opinion, s’il pousse la galanterie jusqu’à l’adopter parce que c’est la mienne, je suis aux regrets, pour sa courtoisie, qu’il la place si mal, et pour son opinion, s’il n’en a pas d’autre que la mienne ; ma vie, en effet, je peux bien la risquer, je peux en toute gravité badiner avec elle, -mais pas avec celle d’un autre".

vendredi 11 septembre 2020

Citation du jour

 


"[...] l'angoisse en soi n'est pas belle, elle ne l'est qu'à l'instant où l'on s'aperçoit de l'énergie qui la surmonte".

Kierkegaard

mercredi 9 septembre 2020

Ainsi me laissais-je vivre

 Non, ce n'était pas un exil doré, loin de là. Pourtant, je n'avais aucune raison de me plaindre. La succession répétitive des jours et des nuits.qui semblait ennuyer certaines personnes autour de moi, ne me faisait ni froid ni chaud. Je me laissais vivre, sans rien exiger de la vie ni des gens, tout simplement vivre. J'avais besoin de très peu de choses, car j'avais la chance d'avoir un toit et l'opportunité de ne pas mourrir de faim, contrairement à mes compagnons de route avec qui j'avais réussi, un an plus tôt, à fuir le régime totalitaire qui sévissait dans mon pays, la Guinée. —Je sais ce que c'est de vivre dans la rue, j'en ai bavé avec eux, avant de rencontrer par un heureux hasard, Monsieur F., un notable sénégalais installé en Cote d'Ivoire et qui connaissait ma mère!

Un mot à propos de Monsieur F. C'était un bel homme, grand et bien en chair. C'était un haut fonctionnaire. Il possédait une grande demeure, avec des chambres séparées pour ses trois épouses. Oui, oui, Monsieur F. était polygame, avec treize enfants. Il me considérait comme l'un d'eux, je me suis demandé un temps s'il n'avait pas été l'amant de ma mère pendant ses séjours en Guinée. Mais, non, ça ne tient pas la route, je sais bien qui est mon père. 

Monsieur F. était, comme on disait dans le voisinage, un polygame heureux! Et quoi que je n'eus pas un  rond dans les poches, je me considérais à l'image de mon généreux hôte comme un homme heureux, dans une ville en plein essor, Abidjan! Ville rêvée, ville fantôme aux milles paillettes, avec ses touristes d'un jour déambulant, marchandant, riant, criant "au voleur" quelquefois… Je regardais tout cela d'un œil amusé, comme un film sans scénario précis dont les acteurs se démenaient et se côtoyaient sans se rencontrer vraiment.

Mon rêve à moi, depuis quelque temps, me projetait ailleurs…Cet ailleurs, lorsque j'y pensais, avant d'être fixé dans un lieu, c'était d'abord un regard, un regard croisé quelques semaines plus tôt dans la salle de la grande bibliothèque de la ville où je me rendais chaque après-midi. Un regard qui ne me quittait plus, et aussi une voix. Qui était-ce ? D'où venait-elle ? Se souvenait-elle de moi ? Des jours, des semaines passèrent sans aucune nouvelle apparition de ma bien-aimée, car je l'aimais déjà, j'en étais sûr. Pourtant, je tournais en rond, aux aguets…Jusqu'à ce jour inoubliable, à jamais gravé en moi. Je cherchais dans les rayonnages un livre de Sartre "L'existentialisme est un humanisme" qu'un ami m'avait conseillé comme un ouvrage incontournable. J'étais absorbé dans ma recherche quand soudain je sursautai : presque collée à mon oreille gauche, une voix que je reconnus tout de suite : 

—Vous cherchez quelque chose ? me demanda-t-elle. -Ô douceur ! Ô miracle !- J'entendis un livre échouer au sol, mes mains ont dû lâcher prise… En me retournant, nous étions si proches l'un de l'autre que les mots sortirent de ma bouche sans me prévenir : 

—Oui, vous…! lui murmurai-je. 

Elle me regarda, je la regardai, nos regards cette fois-ci ne se croisèrent pas ils demeurèrent l'un dans l'autre, avant qu'elle ne me sourit. J'ai dû me reprendre, cependant, ne sachant pas —c'était trop beau pour être vrai— si elle éprouvait ce que je ressentais de mon côté : 

—Excusez-moi, je voulais dire Sartre, je cherche… c'est cela, je cherche… 

—Vous cherchez un livre de Jean-Paul Sartre ? 

—Oui, c'est cela, c'est exactement cela…!

Ainsi se transformait mon rêve. Ainsi s'ouvrait pour moi et pour M. une savoureuse histoire d'amour…


dimanche 6 septembre 2020

Kathleen Collins, Journal d'une femme noire

 "Il ne semble pas comprendre que la jeune femme de couleur qu'il a engendrée ne croit pas, elle, à la couleur de peau : que pour elle, le jeune freedom rider de ses rêves n'a pas de couleur (d'ailleurs il n'en a pas), et que leurs sentiments naissent là où s'arrête la couleur (d'ailleurs il le faut bien)."p.24


"Dans une société américaine à peine affranchie de ses lois racistes, les Afro-Américains, en exerçant leurs droits civiques, peuvent enfin accéder à leur vie. Cette nouvelle liberté suscite une exaltation et un bouillonnement racontés par Kathleen Collins à travers les relations amoureuses et filiales d'une femme noire, installée à New York." (Quatrième de couverture).

Diplômée de philosophie, après avoir complété son cursus à la Sorbonne, Kathleen Collins a enseigné à l’université de New York, son nom est par ailleurs inséparable du film culte, Losing Ground (qu'elle a écrit et réalisé), sorti salle en 1982. A propos du Journal d'une femme noire (nouvelles, lettres, fictions et extraits de journaux…), cet extrait de la critique de The New Yorker (2019) en dit long sur les qualités littéraires indéniables de K.C. : "Les textes de Kathleen Collins prouvent qu'elle était une artiste polyvalente, dotée d'un talent extraordinairement original, singulier et pluriel. Tout simplement une des meilleures dans la création littéraire et cinématographique."


mercredi 2 septembre 2020

Citation du jour

"Se sentir vivant - entièrement vivant - est rare. La joie est la seule sensation humaine qui nous totalise."

Anne Dufourmantelle

 

lundi 31 août 2020

Lire Leslie Kaplan

 Il m'arrive quelquefois, comme ce soir, d'être soudainement pris par l'envie d'aller cueillir une pensée chez tel ou tel auteur. Ce soir, alors que mon esprit n'était occupé à rien et que je restais là, planté devant mon ordinateur, s'est imposé à moi comme une évidence un nom, Leslie Kaplan ! Et un titre, Les outils (pour penser) ! Livre découvert en 2003, après avoir été très touché par la lecture de L'excès l'usine, dont Marguerite Duras dira (dans un entretien avec Kaplan, entretien repris dans Les outils) : "Je crois qu'on n'a jamais parlé de l'usine comme vous le faites. Elle est complètement autre chose, elle est comme à l'origine d'un autre temps. On la reconnaît. C'est très impressionnant. Comme une donnée commune. Même à tous ceux qui n'ont jamais abordé ça."

J'avais déjà lu aussi Le psychanalyste, qui m'avait beaucoup enthousiasmé, un roman à la fois grave et joyeux, intelligent. Le livre s'ouvre par une conférence sur Kafka, puis tout s'emballe, rythmé par quelques séances de psychanalyse. Un vrai tour de maître. Que j'ai relu et relu, et proposé finalement à notre Cercle de lecture, qui l'a dévoré, carrément !

Donc, dis-je, ce soir, mû soudain par je ne sais quel appel venu de je ne sais d'où, je me murmure à moi-même ce nom que je n'avais plus prononcé depuis un certain temps (je me souviens de l'avoir cité ici-même, dans le blog au moment de ma découverte d'un autre auteur qui ne m'a plus quitté depuis, Maurice Blanchot !) : Leslie Kaplan. Donc ce soir, je partage avec vous le fruit de ma cueillette, —oh ce n'est pas un grand panier tout plein, —rien d'exubérant ici mais j'aime, car c'est doux et bon. C'est tout à la fin d'un magnifique poème bilingue (Oui, Leslie Kaplan est française née à New York!) "Translating is sexy" :

"Mais le ciel, ses stries. Rien ne nous protège de sa beauté. Tout vouloir. Le ciel, le vin, les livres, l'amour. Et la pensée. Si on n'a pas la pensée, on n'a rien. Rien de sa vie. Rien. Mais la pensée, on ne l'a pas. On la pense."

Leslie Kaplan, Les Outils, P.O.L 2003, p.113

samedi 29 août 2020

Chadwick Boseman

« Quand les gens me demandent ce que je fais, je ne dis pas vraiment que je suis acteur, car les acteurs attendent souvent que quelqu'un leur donne des rôles. »

Depuis sa mort vendredi 28 août, on cite surtout cette phrase prononcée par l'acteur dans "Captain America: Civil War", et qui en effet résonne fort aujourd'hui : “Dans ma culture, la mort ne signifie pas la fin. C’est plutôt un point de départ."

Phrase qui me ramène loin en arrière, au temps de ma scolarité dans mon petit village, Benty, en République de Guinée. J'imagine que tous les écoliers africains de l'époque connaissaient par cœur ce magnifique poème du poète sénégalais Birago Diop : Les Souffles

Je le reprends ici en hommage, d'abord à l'homme humble et courageux que fut Chadwick Boseman, et à son immense talent qui nous a tant bouleversés, notamment dans « Black Panther » :

Ecoute plus souvent 

Les Choses que les Etres 

La Voix du Feu s’entend, 

Entends la Voix de l’Eau. 

Ecoute dans le Vent Le Buisson en sanglots : 

C’est le Souffle des ancêtres.


Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :

Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire

Et dans l’ombre qui s’épaissit.

Les Morts ne sont pas sous la Terre :

Ils sont dans l’Arbre qui frémit,

Ils sont dans le Bois qui gémit,

Ils sont dans l’Eau qui coule,

Ils sont dans l’Eau qui dort,

Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :

Les Morts ne sont pas morts.


Ecoute plus souvent

Les Choses que les Etres

La Voix du Feu s’entend,

Entends la Voix de l’Eau.

Ecoute dans le Vent

Le Buisson en sanglots :

C’est le Souffle des Ancêtres morts,

Qui ne sont pas partis

Qui ne sont pas sous la Terre

Qui ne sont pas morts.


  Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :

Ils sont dans le Sein de la Femme,

Ils sont dans l’Enfant qui vagit

Et dans le Tison qui s’enflamme.

Les Morts ne sont pas sous la Terre :

Ils sont dans le Feu qui s’éteint,

Ils sont dans les Herbes qui pleurent,

Ils sont dans le Rocher qui geint,

Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,

Les Morts ne sont pas morts.


  Ecoute plus souvent

Les Choses que les Etres

La Voix du Feu s’entend,

Entends la Voix de l’Eau.

Ecoute dans le Vent

Le Buisson en sanglots,

C’est le Souffle des Ancêtres.


  Il redit chaque jour le Pacte,

Le grand Pacte qui lie,

Qui lie à la Loi notre Sort,

Aux Actes des Souffles plus forts

Le Sort de nos Morts qui ne sont pas morts,

Le lourd Pacte qui nous lie à la Vie.

La lourde Loi qui nous lie aux Actes

Des Souffles qui se meurent

Dans le lit et sur les rives du Fleuve,

Des Souffles qui se meuvent

Dans le Rocher qui geint et dans l’Herbe qui pleure.

Des Souffles qui demeurent

Dans l’Ombre qui s’éclaire et s’épaissit,

Dans l’Arbre qui frémit, dans le Bois qui gémit

Et dans l’Eau qui coule et dans l’Eau qui dort,

Des Souffles plus forts qui ont pris

Le Souffle des Morts qui ne sont pas morts,

Des Morts qui ne sont pas partis,

Des Morts qui ne sont plus sous la Terre.


Ecoute plus souvent

Les Choses que les Etres

La Voix du Feu s’entend,

Entends la Voix de l’Eau.

Ecoute dans le Vent

Le Buisson en sanglots,

C’est le Souffle des Ancêtres.


jeudi 27 août 2020

L'affaire Jacob Blake

Bis repetita placent ! Les choses répétées plaisent-elles toujours ? L'aphorisme, on le sait, peut avoir plusieurs significations, on peut l'employer dans un sens ironique pour se moquer par exemple d'une personne qui aime à se répéter ou à répéter les mêmes erreurs. 

Bis repetita peu-il être appliqué au comportement inqualifiable de la police américaine vis-à-vis des Noirs en général ? Il ne s'agit pas ici d'une erreur. Il s'agit, disons les choses comme elles sont, de crimes  commis à répétition au nom d'une Loi, une loi sensée protéger les citoyens, tout citoyen qui qu'il soit.

Criblé de sept balles dans le dos à bout portant, en l'espace de quelques secondes ! Quelques secondes suffisent là-bas, quand on est Noir et qu'on vient d'essayer de séparer deux femmes qui se disputaient, pour être traité d'emblée comme un sous-homme, nécessairement suspect et donc coupable, coupable d'exister dans un pays de rêve et de liberté !

Rêve américain ! liberté…assortie de pouvoir surdimensionné, seulement pour une catégorie d'hommes et de femmes, qui ont, eux, le droit de violer le droit de protéger autrui ! Où suis-je ? Je suis en rage, mes amis ! Je ne suis pas le seul, fort heureusement. mais pour quel impact ?

La vague de colère et de protestation anti-raciste à travers les Etats-Unis et le monde, en mai dernier suite à la mort de George Floyd étouffé par un autre policier blanc, n'a donc pas suffit ?

Cette chronique, humble dans sa formulation et sa portée, ne peut avoir d'impact concret que si elle est lue,   relayée et reliée à d'autres formes de protestations légitimes et pacifiques, comme celles des Milwaukee Bucks qui ont boycotté leur match de NBA mercredi 26 août, suivis par d’autres équipes de base-ball, de football et le tournoi de tennis de Cincinnati… Comme celles de ces voix connues ou inconnues qui s'élèvent en ce moment même un peu partout, pour réclamer justice, équité et prise de responsabilité au plus haut niveau de l'administration américaine. 

Merci à vous d'apporter aussi votre souffle humaniste à ce corps commun en mouvement, pour la cause duquel ont milité (parfois au péril de leur propre vie), des figures emblématiques comme M.-Luther King, Mandela (contre l'Apartheid), Amelia Boynton et bien d'autres encore…!

« J’en ai par-dessus la tête d’en avoir par-dessus la tête ! », clamait Fannie Lou Hamer en 1964.

Voilà une belle énergie à partager.

Ai-je besoin de le préciser, ce billet n'est nullement une protestation anti-Blanc, ce serait un non sens complet et totalement contradictoire avec sa visée principale, à savoir l'éveil des consciences pour une humanité plus juste, toujours à construire où les différences enrichissent la connaissance mutuelle des uns et des autres et encourage le partage des biens spirituels et matériels.

Philip Roth dans le texte

 "Disons, pour commencer à répondre, qu'au fond la personne à laquelle j'ai voulu me rendre visible n'est autre que moi-même. Après cinquante ans, on cherche un moyen de se rendre visible à soi-même. Le moment doit venir, et il est venu pour moi il y a quelques mois, où je me suis trouvé subitement dans un état de désarroi total, à ne plus rien comprendre de ce qui m'était encore évident la veille : pourquoi je fais telle chose, habite à tel endroit, et partage ma vie avec telle personne. La table où j'écris me faisait l'effet d'une zone étrangère, inquiétante ; autrefois, dans des situations analogues, où les anciennes stratégies étaient devenues inopérantes — que ce soit dans la gestion pratique du quotidien ou dans les problèmes propres à l'écriture —, j'étais parvenu à me renouveler de haute lutte, mais cette fois tout me portait à croire que je n'avais plus la capacité de me réinventer. Loin de pouvoir me refaire, je me sentais me défaire.

C'est d'une dépression nerveuse que je parle. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail et je me contenterai de dire qu'au printemps 1987, à l'apogée de dix ans de créativité, une intervention chirurgicale censément mineure s'est changée en épreuve physique prolongée, qui m'a conduit à une dépression profonde, laquelle m'a amené au bord de l'effondrement psychique et émotionnel. C'est dans la période de méditation qui a suivi cet effondrement et avec la clarté d'esprit caractéristique de la rémission que j'ai commencé, bien involontairement, à me concentrer durant presque toutes mes minutes de veille sur des univers que j'avais tenus à distance pendant des décennies ; je voulais me rappeler d'où j'étais parti, comment tout avait commencé. Quand on égare un objet, on se dit : "Bon, je vais refaire mon parcours à l'envers, je suis rentré, j'ai retiré mon manteau, je suis allé à la cuisine, etc." Pour retrouver ce que j'avais perdu, il me fallait revenir à l'instant des origines. je n'en ai découvert aucun de précis, mais plutôt une série, un véritable historique d'origines multiples, et c'est ce que j'ai écrit ici en m'efforçant de me réapproprier la vie. Je ne l'avais jamais cartographiée, ma vie ; j'y trouvais plutôt, je l'ai dit, un matériau de base. Cette fois, pour retomber sur ma vie d'avant, pour recouvrer ma vitalité, pour me transformer en moi-même, j'ai entrepris de rendre l'expérience sous sa forme brute."

Philip Roth, Les faits. Autobiographie d'un romancier (nouvelle traduction), Gallimard, 2020, p. 16-18

lundi 24 août 2020

vendredi 21 août 2020

jeudi 20 août 2020

La phrase du jour

 Chaque matin au réveil, comme un rituel, je lis quelques pages de mon livre de chevet du moment. Ce temps à part apaise d'emblée mon rapport au monde. Aujourd'hui, je suis avec cette phrase lue dans Carnet de notes (1) de Pierre Bergounioux : "La mort délaisse qui s'en désintéresse", phrase dont je conteste d'abord le bien fondé même après relecture. De fait, la suite lui donne raison : "Un Boxer (2) continue de lire dans la longue file des condamnés qui avance, pas à pas, vers le lieu du supplice. Lorsque son tour vient, on l'épargne." Je souris, le doute disparaît. 

Je poursuis ma lecture : "Michelet évoque un fait comparable, sous la Terreur. Un noble marche en lisant, lui aussi, à l'échafaud. Avant de se coucher sous le couperet, il glisse un signet à la page lue et referme le volume." 

Lui aussi sera épargné! 

Alors, mes amis, au-dessus de tout et par-dessus tout, avant tout autre activité de la journée, dans le calme et le silence, visons à l'essentiel: la Lecture! Bonne journée.☺️


(1) Pierre Bergounioux, Carnets de notes 1980-1990, Verdier, 2006, p. 24

(2) Utilisé avec une majuscule (Boxer) pour mettre en avant le fait qu’on donne un caractère générique au mot.

mercredi 19 août 2020

samedi 15 août 2020

Ce n'est pas un cauchemar

 Ce n’est pas un cauchemar 

ça j’en suis certain 

-est-ce alors un rêve ?

je me vois errant sur un chemin qui ne mène nulle part

j’ai soif très soif

je ne sais de quoi...

je me désaltère en buvant du temps 

que je n’ai pas

ah ! qui me donnera à boire 

le temps de me réveiller 

jusqu’à plus soif ?

Ô finitude 

peut-être un peu d’amour

suffira-t-il à supporter l’esseulement 

face à l’écoulement du temps ?

et toi espace qui s’amenuise au fur et à mesure 

que s’approche l’heure du grand réveil

garderas-tu mémoire de mon passage ?



mercredi 12 août 2020

Citation du jour

 "Nous avons besoin de nous "individuer" car nous ne sommes, à la naissance, qu'une promesse. Et nous avons besoin de tenir nos promesses en existant devant les autres. La reconnaissance des autres nous donne le sentiment d'exister."

Bernard Stiegler, in Télérama 27/04/2016

dimanche 9 août 2020

Mort du philosophe Bernard Stiegler. Réactions

Sa mort jeudi 6 août à l'âge de 68 ans a pris tout le monde de court, à l'exception de ses proches, et n'a pas fini de susciter des réactions un peu partout en France et à l'étranger. "C’est une mort que rien ne laissait présager aussi subite, tant il avait l’esprit jeune, avide de modernité, ivre de ses enthousiasmes. Atteint d’un mal qui l’avait beaucoup fait souffrir il y a quelques mois et dont il pressentait un retour inéluctable, il s’est donné la mort, non en dépressif, mais en philosophe, dit son ami Paul Jorion." (Mark Hunyadi, Le Temps)

Défenseur d'un Internet neutre, Bernard Stiegler était connu pour son travail sur les mutations sociales portées par le développement technologique, notamment l'étude des réseaux sociaux et des médias. Il a travaillé notamment sur le cas de Facebook qu'il qualifie d'exemple du "capitalisme pulsionnel". Pour lui, les interactions sur la plateforme sont "des appels à libérer son énergie libidinale au profit des réactions spontanées et affectives (…). En échange de quoi nous offrons les données concernant nos goûts et dégoûts, afin de recevoir la publicité et les contenus les mieux ciblés, ceux les plus proches de nos désirs…" (Revue des médias, Ina)

Au lieu d'écrire un énième article sur celui qu'on qualifie de "technicien de la pensée et penseur de la technique" ou encore "penseur de la démocratisation numérique", nous avons choisi plutôt de donner à lire ici quelques réactions significatives qui aident, peut-être, à mieux cerner le personnage et sa pensée (sur ce dernier point le lecteur se reportera directement à ses ouvrages et aux nombreuses recensions qui leur sont consacrées) : 

Ainsi, le Collège international de philosophie qui annonçait sur Twitter et Facebook sa disparition soudaine : "Un contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions."

Michel Deguy : "Ses livres (…) étaient d'une intelligence et d'un savoir extraordinaire. C'était un profond lettré, un poéticien et un mécanicien, il avait un rapport continu avec la poésie"

Mathieu Potte-Bonneville : "Il travaillait à l'intersection de différents domaines, autour de la figure de l'hybridité, dans une sorte de vigilance inventive, traçant des ponts entre l'esthétique, la technologie et la politique. Il renouvelait le lexique et les notions pour penser une situation, ce qui a pu le rendre difficile à lire par moments. Il inventait son vocabulaire en marchant."

Mathieu Triclot : "Sa manière de lier un travail conceptuel hautement spéculatif et des entreprises de transformation technologique ici et maintenant me semble une de grandes singularités de son engagement. C'est un modèle de philosophie des techniques : capable à la fois d'une critique radicale des techniques contemporaines et de donner des clés de lecture pour l'action. Un peu tout ce qu'on peut attendre de la philosophie."

Jean-Luc Nancy : "Il était un pionnier de la réflexion contemporaine sur la place de la technique dans notre société, sur la technique comme partie active et constituante de notre civilisation." (Sonya Faure et Simon Blin, Libé— 7 août 2020)

Mark Hunyadi: "Personnage volubile, attentif, amical et irascible, il s’était ces vingt dernières années consacré à la réflexion sur l’emprise des technologies numériques sur nos vies et la société, après s’être imposé sur la scène intellectuelle française, dès le milieu des années 1980, puis avec sa thèse avec Jacques Derrida en 1993, comme un penseur majeur de la technique. 

La mort a figé sa vie en roman. Sans bac, tenancier d’un bar à jazz à Toulouse, il a les finances difficiles. Qu’à cela ne tienne, il va régler cela lui-même en décidant d’aller braquer une banque. Ça marche, et il y prend goût. C’est le quatrième braquage à main armée qui lui sera fatal, et lui vaudra 5 ans de prison. C’est là que, grâce à un professeur de philosophie (Gérard Granel) qui l’avait pris en amitié dans son bar, il découvre les grands auteurs, qu’il dévore avec passion.

Dès sa sortie de prison, il ira à la rencontre de Jacques Derrida; il se fait remarquer, et sa carrière s’enclenche alors, insolite, hétérodoxe, multiforme mais pas incohérente: professeur de technologie à Compiègne, directeur adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) de 1996 à 1999, fondateur de l’association Ars Industrialis depuis 2005, professeur en Chine, directeur d’un centre de recherche au Centre Pompidou depuis 2006, il voulait dans tous ces domaines combattre la bêtise culturelle que le marché imposait à tous."

Sa fille, Barbara Stiegler, est une philosophe reconnue, enseignant la philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne.

Bibliographie sélective de Bernard Stiegler ( on trouvera sur la Toile de nombreux Entretiens accordés par Bernard Stiegler, ainsi que des recensions) :

La Technique et le Temps (trois tomes, dont La Faute d'Epiméthée), Galilée, 1994-1996-2001

Passer à l'acte, Galilée, 2003

Des pieds et des mains. Petite conférence sur l'homme et son désir de grandir, Bayard, 2006

Qu’appelle-t-on panser ?,  :

1. L’Immense Régression, 2018

2. La Leçon de Greta Thunberg, 2020


Citation du jour

 "Un jour que Yao-shan Wei-yen était assis tranquillement les jambes croisées, un moine vient et lui dit : 

—A quoi pensez-vous dans cette immobilité ?

Yao-shan : —Je pense à ce qui est au-delà de la pensée.

Le moine : —Comment faites-vous pour penser à ce qui est au-delà de la pensée ?

Yao-shan : En ne pensant pas."


D.T. Suzuki, Le non-mental selon la pensée Zen, Le courrier du Livre, 1970, p. 137

vendredi 7 août 2020

Ces mots de Michelle Obama qui me touchent profondément

"Je me réveille en pleine nuit parce que quelque chose me préoccupe, ou parce que je ressens un poids.

j'essaie de faire du sport, mais il y a eu des périodes pendant cette quarantaine où je n'avais juste pas le moral (…) Je passe par ces hauts et ces bas émotionnels que tout le monde ressent, pendant lesquels on ne se reconnaît pas. Ce n'est pas une époque pendant laquelle on s'épanouit, spirituellement. Je sais que je passe par une forme de dépression légère. Pas seulement à cause de la quarantaine, mais aussi à cause des luttes raciales. Et voir cette administration, voir son hypocrisie, jour après jour, c'est démoralisant."

Elle poursuit et explique dans The Michelle Obama Podcast, diffusé sur Spotify, qu'il était "épuisant de se réveiller et de voir encore une nouvelle histoire sur un homme noir ou une personne noire étant déshumanisé(e), blessé(e), tué(e) ou faussement accusé(e) de quelque chose. Et cela fait peser un fardeau que je n'ai pas ressenti depuis un moment dans ma vie."

Faisant référence aux tensions qui agitent le pays depuis plusieurs mois, et les manifestations antiracistes sans précédent à travers les Etats-Unis, suite à la mort, fin mai, de George Floyd, décédé étouffé sous le genou d'un policier blanc, Michelle Obama ajoute : "Nous sommes à un moment unique de notre histoire. Nous traversons quelque chose que personne de notre vivant n'a vécu." 

Pourquoi suis-je si touché par ces mots, c'est que sans être moi-même afro-américain, qu'il s'agisse de la pandémie (toujours en cours presque partout dans le monde) ou de la tragédie raciale aux USA dont on n'entrevoit pas la fin, je vis au fond de moi les mêmes sentiments, les mêmes émotions qu'expriment ici, avec gravité et simplicité cette femme remarquable d'humanité et de dignité.

Bravo et merci Madame

Source Huffpost, édition française, en date du 06/08/2020

mardi 4 août 2020

Le temps sensible

"L'humanité ne commence vraiment que quand le déchirement et la souffrance prennent un visage. Ce visage est celui du temps (…) Le temps, en effet, n'est pas seulement ni d'abord l'intervalle abstrait qui mesure les changements sensibles — lumière, ombres, mouvements — mais, plus originairement, le rythme irréductible et incessant des bouleversements intimes qui affectent et modifient notre présence au monde. Un deuil a son temps propre, une rencontre, une décision ont le leur. Ce temps s'inscrit dans notre chair, dans une mémoire corporelle antérieure au souvenir. Le temps vivant ne se manifeste donc pour nous dans toute sa concrétude qu'au travers de failles et de points critiques où notre existence bascule, où son sens se fait jour de manière renouvelée (…) L'expérience du temps naît, acquiert sa consistance et sa structuration de la traversée d'expériences, c'est-à-dire de la rencontre même du réel. C'est le réel qui met le temps en branle…
Or le réel est justement ce qui, au moment même où il nous atteint, nous échappe aussi pour l'essentiel : ce n'est que rétrospectivement, pour celui qu'il a transformé, qu'il acquiert son sens véritable. L'événement n'apparaît comme tel qu'après coup, baigné dans cette lumière rétrospective qui appartient à son mode même de manifestation. C'est pourquoi le temps réel et vivant, celui de notre histoire, n'existe que par ce poids de réalité qui lui confère sa force agissante, et qui en fait pour nous, à jamais, un temps perdu, un temps que nous nous essoufflons à rejoindre, un temps que nous perdons notre temps à vouloir rattraper."

Claude Romano

vendredi 31 juillet 2020

Citation du jour

« Que nous aimions ou non à nous l’avouer, nous sommes des plantes que leurs racines font sortir de terre pour qu’elles puissent fleurir dans l’éther et porter des fruits. »

Johann Peter Hebel (1760-1826)

lundi 27 juillet 2020

Devenir membres du blog

Le blog fait peau neuve et intègre de nouvelles fonctionnalités, dont la rubrique "Membres" créée spécialement pour celles et ceux qui souhaitent adhérer. Aucun engagement à part celui de faire partie d'un cercle d'amis qui commence à se constituer, et dont le soutien m'est très précieux pour poursuivre cette belle aventure autour des livres, commencée en 2008 et fortement encouragée alors par la ferveur de certains proches et amis ! Hélas, longtemps laissé en veilleuse et suite à des remaniements au sein du groupe hébergeur "Blogger", le blog a perdu la liste des premiers adhérents! C'est comme ça, c'est la vie.

Comment faire pour adhérer ? Rien de plus simple : cliquez sur "S'abonner" et suivez le guide…

Comme y insiste l'édito, ce blog ne vit que par et pour les livres, j'en lis personnellement tous les jours et tout au long de l'année avec un réel plaisir, que je cherche à partager avec vous à travers le blog. Vos réactions et commentaires donneront plus de vie à ce lieu que j'ai toujours souhaité convivial et libre. Pas de langue de bois, pas de flatterie délibérée (nuisible à la créativité), mais pas non plus de propos irrespectueux ou calomnieux à l'égard des autres contributeurs pas plus qu'à mon égard.

Merci d'avance pour votre confiance.

dimanche 26 juillet 2020

Blanchot, le dernier homme

"Pourtant, ça et là, perçait une note juste, comme un cri révélant derrière le masque quelqu'un qui demandait éternellement secours sans réussir à indiquer où il se trouvait."

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard, 1957

jeudi 23 juillet 2020

Anne Dufourmantelle

Les éditions Payot-Rivages ont l'heureuse idée de publier dans leur collection "Bibliothèque Rivages" les chroniques d'Anne Dufourmantelle initialement parues dans les colonnes du quotidien Libération.
Comme chacun sait, Anne Dufourmantelle était psychanalyste et philosophe, et qu'elle est décédée de manière tragique en Juillet 2017. 
Lecteur inconditionnel de ses livres, cités à plusieurs reprises dans ces colonnes, je ne peux que recommander celui-ci dont la lecture revigorante peut aider à cerner et à dépasser ce qui nous fait violence au quotidien. Un des thèmes plus ou moins récurrent dans l'œuvre d'Anne Dufourmantelle, c'est le consentement à ce qui arrive : "il y a ce qui arrive", écrivait-elle, et d'ajouter "Avec la part de risque certes (…), mais aussi de liberté, de choix, de courage que cela engage."
Robert Maggiori lui rend un vibrant hommage dans sa préface : "elle est l'une des rares personnes qui ont su allier les deux qualités (psychanalyste et philosophe)… Les patients garderont évidemment secrète la manière dont Anne Dufourmantelle a donné à leurs vies la force de se reprendre. Mais en réunissant ici les  chroniques qu'elle a données à Libération, on donne à tous les lecteurs la possibilité de voir comment la psychanalyste et la philosophe a su, dès leur apparition symptômale, déceler les pathologies, les travers, les difficultés que connaît notre société, et qui pour se révéler empruntent parfois les voies les plus inattendues."

Anne Dufourmantelle, Chroniques, Payot/Rivages, 2020

Citation du jour

"Notre humaine aussi bien qu'inhumaine condition ne nous laisse aucun répit, de sorte que tout être se trouve aux prises avec l'étrange murmure : Qui es-tu ?Que fais-tu de ta vie ? Comment te comportes-tu ?Pourquoi te laisser entraver par la peur ? Pourquoi t'empêches-tu de vivre ? Abats les murs derrière lesquels tu te blottis. Et avance. Avance. Crée toi-même la lumière dont tu as besoin…"

Charles Juliet

mardi 21 juillet 2020

Charles Juliet écrit à Paul Cézanne

Envie soudain de relire ce magnifique livre de Charles Juliet consacré à ce "grand vivant" qu'était, qu'est Cézanne. Magnifique à double titre, d'abord pour la beauté de l'écriture propre à Charles Juliet, et aussi parce que chaque page du livre est accompagné d'un tableau du peintre. L'auteur ne parle pas de Cézanne, il lui parle de manière directe, sous forme d'une lettre, courte, profonde, passionnée, exigeante…On sait de Cézanne cette fameuse réplique : "Je cherche en peignant…" Que cherchait-il ? On est amené à poser la même question à Charles Juliet, que cherche-t-il dans l'œuvre du maître ? Probablement la même chose : "Peindre ou écrire, ce n'est rien d'autre que partir à la découverte de soi, tout en convertissant en toile ou en poèmes ce que recèle la nuit intérieure", écrit-il. 
L'auteur se souvient que Cézanne mentionne souvent l'importance de la sensation. Mais, questionne-t-il, quoi de plus fuyant, de plus insaisissable qu'une sensation ? Comment la retenir ? la déchiffrer ? 
"En devenant attentif à ce qui naissait puis se développait en vous —sensations, perceptions, émotions diverses, états si complexes qu'ils ne peuvent être nommés…— il est certain que vous avez été contraint d'entreprendre un voyage en vous-même. Si vous le permettez, j'aimerais m'attarder quelque peu sur ces problèmes." Pourquoi s'attarde-t-il ici, me suis-je demandé ? Il me suffit de relire d'autres textes de Juliet pour être fixé, en effet ses écrits ne portent-ils en eux comme un long sillon toutes les perceptions, les sensations et émotions contenues dans l'expérience et dans la quête de soi ?
Ce qui intéresse Charles Juliet et qui lui fait marquer un temps d'arrêt c'est, que voit le regard de Cézanne lorsqu'il se porte sur un objet ? "Plusieurs facteurs —peur, désirs, avidité, projections diverses…— peuvent intervenir pour modifier l'image qu'il en reçoit. A celle-ci succède la sensation, laquelle naît à l'intime de l'être, là où fusionnent les constituants de notre personnalité. Mais une question surgit : cette image-sensation est-elle dans un rapport de justesse, de fidélité, d'exactitude relativement à l'objet qui l'a suscitée ? Ou se trouve-t-elle comme gauchie, déjetée, mensongère ? En ce cas, comment prendre conscience de cette sorte de non-concordance entre l'objet vu et la sensation qui lui est liée ?"
Les questions de Charles Juliet à Cézanne sont adressées aussi à lui-même, et par voie de ricochet au lecteur. Nous sommes conviés, en compagnie du peintre et de l'écrivain, à rejoindre cette voie étroite mais essentielle, celle qui mène vers les terres inexplorées de notre être profond et son rapport au monde dans sa complexité avenante ! Bonne lecture.

Charles Juliet, Un grand vivant, Paul Cézanne, Flohic Editions, 1997 (2 ème édition)

vendredi 10 juillet 2020

Heidegger dans le texte

"…il faut que l'exigence extrême soit annoncée à l'homme. Je ne parle pas d'une exigence quelconque, de telle ou telle exigence, mais de l'exigence adressée à l'homme purement et simplement. Et qu'est-ce que c'est ? C'est le fait que de l'homme est exigé le Dasein comme tel, c'est le fait qu'il lui est remis comme tâche — d'être le là.
Mais ne savons-nous pas tous cela ? Oui et non. Nous ne le savons pas dans la mesure où nous avons perdu mémoire du fait que l'homme, s'il doit devenir ce qu'il est, a toujours le Dasein précisément à prendre sur ses épaules. Nous avons perdu mémoire du fait que ce qu'il est, l'homme ne l'est justement pas quand il se laisse seulement entraîner dans un branle-bas général, serait-il même "intellectuel". Nous avons perdu mémoire du fait que le Dasein n'est rien qu'on promène pour ainsi dire en voiture, mais bien quelque chose qu'il faut que l'homme assume expressément {…}
Il faut que l'homme se décide d'abord encore une fois à cette exigence. La nécessité de cette exigence est le contenu de l'instant de notre Dasein, instant refusé et du même coup annoncé.
A quoi donc le Dasein doit-il se décider ? Il doit se décider à se procurer lui-même d'abord encore une fois  le savoir de bon aloi à propos de ce en quoi consiste ce qui véritablement le rend possible lui-même. Et cela qu'est-ce que c'est ? C'est le fait que, pour le Dasein comme tel, doit être en vue toujours à neuf l'instant dans lequel il se porte devant lui-même comme devant ce qui engage véritablement. Devant lui-même — non pas comme devant un idéal rigide ni devant un tableau original fixement accroché, mais devant lui-même comme devant ce qui, précisément, doit d'abord encore une fois s'arracher la possibilité propre pour s'assumer en elle."

Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde.finitude.solitude, Gallimard, 1992, p. 248-249 

mercredi 24 juin 2020

En hommage à Jean-Luc Nancy

Dialogue en sommeil …

—Sais-tu quel auteur je lis depuis hier ?
—Misrahi "La jouissance d'être" ?
—Non …!
—William Faulkner "Le bruit et la fureur" ?
—Non plus…
—Gabrielle Rubin "Du bon usage de la haine et du pardon" ?
—Non, non , tu n'y es toujours pas…
—Heidegger "La dévastation et l'attente" ?
 —Non plus. Tu donnes ta langue au chat ? Bon. Pourtant tu l'aimes bien cet auteur…
— …!?
—Jean-Luc Nancy…!
—Ah! j'ai trouvé, tu lis "La déconstruction du christianisme"…
—Le vrai titre du livre dont tu fais allusion c'est "La déclosion"(La déconstruction du christianisme). Mais je te parle d'un autre livre "Tombe de sommeil". Passionnant ! Ne cherche pas, je sais que tu n'as pas lu celui-ci, bien qu'il soit sorti depuis 2007!
—Exact, et que dit-il, pourquoi m'en parles-tu ?
—Ecoute, je cite, p.35: "Tout s'égale à soi-même et au reste du monde. Tout se remet à l'équivalence générale dans laquelle un dormeur vaut n'importe quel autre dormeur et tout sommeil vaut tous les autres, quoi qu'il paraisse. Car "bien" ou "mal" dormir ne revient qu'à dormir plus ou moins, de façon plus ou moins continue, plus ou moins perturbée. Les interruptions et les perturbations, y compris celles qui surgissent parfois du sein du sommeil lui-même, comme ces cauchemars qui nous réveillent dans l'angoisse et la sueur, les accidents du sommeil ne lui appartiennent pas."
—C'est incroyable…que tu me lises justement ce passage maintenant!
—Que veux-tu dire?
—C'est à propos d'interruption et de perturbation du sommeil, j'ai vécu cette nuit quelque chose de semblable…
—Ah bon ?
—Oui, mais tu me promets que cela reste entre nous, c'est très personnel…
—Je te promets… sur la tête de ma belle-mère…
—Alors je ne te dirai rien…puisque ça ne t'intéresse pas plus que ça.
—Bon, blague à part, ça reste entre nous, je t'écoute.
—Donc, cette nuit, vers 4h30, je me réveille en sursaut couverte de sueur, pourtant — j'en suis absolument certaine — je n'ai pas fait de cauchemars.
—C'est bizarre ton truc, tu te réveilles brusquement en pleine nuit sans raison apparente!
—C'est comme je te dis. Mais pour moi le problème n'est pas là…
—Ah! Il est où alors ?
—Je continue…Impossible de me rendormir. J'essaie tout ce que je peux, respiration profonde, exercices de relaxation, les moutons…, rien n’y fait. Je décide alors de sortir du lit et d'aller au salon avec mon oreiller, je m'allonge sur le canapé…Mais le sommeil n’est toujours pas au rendez-vous!
—Tu m'étonnes!
—C’est alors que, instantanément, je me mets à réfléchir à haute voix (c’est quelque chose ça, réfléchir à voix haute, tu connais peut-être ? C'est comme si de l'intérieur ta voix te parvenait et se répandait au-dehors mais en s'adressant à toi ! Essaie tu verras…, ça ne résout pas ton problème, mais ça te permet d'y voir un peu plus clair, à condition d'être sincère avec soi-même)
—Ah! Et que criais-tu ?
—Tu ne m'écoutes pas, je n'ai pas dit que je criais, mais que je réfléchissais à haute voix, ce n'est pas pareil. Bref, je m'entends me dire "—Je ne suis pas en paix avec moi-même, pourquoi me le cacher? Pourquoi faire semblant ? Je ne suis pas celle que je donne à voir…, je cours après moi-même, ou après je ne sais quoi d’inaccessible : le bonheur? la paix ? la reconnaissance? le savoir? les éloges…? Mais, je le sais bien, même en obtenant ce que je recherche, je reste insatisfaite, insatiable…"
—Continue…
— …c’est donc que ce que je cherche, fondamentalement, ne se trouve pas au-dehors, dans l’environnement, dans les choses ou les êtres, mais en moi-même, indéniablement !
—Très intéressant, continue.
—J’ai alors cette conviction forte, que le retour à la source ne peut s’effectuer par le seul mental ou par la réflexion. La réflexion aide à la prise de conscience. Le retour effectif à soi est un acte presque physique, de concentration, d’attention…à ce qui se donne dans l'instant, qui fait signe hors champs mental, en dehors de toute saisie… Je ne sais pas l’exprimer autrement.
—Tu m'impressionnes, tu sais ? continue…
—Au terme de cet examen de conscience (je l’appelle ainsi faute de mieux, peut-être le mot exploration serait plus juste ?) qui a dû durer une bonne trentaine de minutes sinon plus, je remonte tranquillement dans la chambre et je me rendors aussitôt.
—Eh ben! quelle drôle d'histoire! Quelle expérience, surtout !… Tu sais quoi?
—Dis toujours…
—Ton histoire me fait me poser cette question : dans le sommeil, quel soi s'y donne à découvrir ? Est-ce le même qui échappe à toute saisie ? Qui suis-je une fois endormi ?
—Excellente question, on en reparle si tu veux quand tu auras fini de lire Jean-Luc Nancy ! Qui sait, peut-être y répond-il ?
Dialogue inspiré librement de et par "Tombe de sommeil" de J.-L.Nancy, éditions Galilée, 2007

Christiane Veschambre

Les Éditions Isabelle Sauvage m'ont envoyé le dernier livre de mon amie, Christiane Veschambre, que je m’empresse de vous recommander :

« Une enfant apparaît au seuil d’une pièce où se tient une femme. Elle reste à la lisière de cet « autre monde ». « D’où viens-tu » est la première phrase du texte, question que la femme pose à l’enfant. Un échange commence entre elles, oscillant entre le monologue intérieur et le dialogue. Les voix alternent et se répondent, chaque fois ponctuées de « dit la femme », « dit l’enfant ».
La femme parle parfois au futur : elle sait, mais pas l’enfant. Si la femme reconnaît l’enfant (« Tu es mon intime autant que m’on étrangère »), a peur de l’effrayer, si l’enfant hésite à franchir le seuil de l’inconnu, s’en protège en même temps qu’il l’attire, bientôt leurs deux mondes se révèlent davantage poreux. C’est que le temps n’est pas linéaire ici : présent, passé, futur se croisent, se superposent - comme les deux voix qui peu à peu n’en feront qu’une.
Sans doute Christiane Veschambre ne se sera-t-elle encore jamais autant livrée, bien que tout en pudeur, sur les origines intimes de son écriture, se retournant sur ses chemins, ré-arpentant ses traverses, maintenant de toutes ses forces ce surgissement en elle, cette émotion jamais éteinte, « poing serré, resserré autour de la langue qui file alors comme la lanière du fouet lorsqu’elle est libérée. »

Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, éditions Isabelle Sauvage, 2020, quatrième de couverture.
Bonne lecture

dimanche 21 juin 2020

Pentecôte, en chœur parlé !

Texte réécrit le 31 mai dernier pour Fb. 
En l'écrivant, tout en restant focalisé sur "l'événement" dit de Pentecôte d'il y a plus de 2000 ans, j'avais aussi à l'esprit ces terribles derniers mots de George Floyd "Je ne peux plus respirer", prononcés avant de mourir plaqué au sol, écrasé par le genou du policier blanc Derek Chauvin, le 25 mai 2020 à Minneapolis ! A Pentecôte, les disciples de Jésus n'ont toujours pas encaissé la crucifixion de leur maître. Comment le pourraient-ils ? Or, voici qu'il leur est demandé de sortir de leur isolement et de leur ressentiment pour aller délivrer au peuple un message dont la portée transcende l'espace et le temps :

— Essayons de comprendre…
— comprendre ce qu'il leur arrive.
— pourquoi ne sortent-ils pas ?
— pourquoi fuient-ils le jour ?
— pourquoi ne communiquent-ils pas ?
— après le traumatisme de la crucifixion, Pâques aurait dû leur rendre l'espérance, définitivement…
— oui, mais l'Ascension, paradoxalement, est venue gâcher la fête: ils auraient voulu retenir Jésus, le garder, comme on garde un bien précieux…
— …mais comment retenir, comment échapper à l'expérience du scandale de la perte…?
— l'intolérable …! la déchirure !
— les apôtres et les quelques femmes avec eux, dont Marie (la mère de Jésus), vivent un sale temps, un temps de confusion, un temps intermédiaire, entre le vide total et l'espérance.
— entre le jeudi de l'Ascension et le dimanche de Pentecôte, il se passe exactement 10 jours ! 10 jours ce n'est rien, quand tout va bien, mais comme ça paraît interminable quand on attend sans avoir la preuve que la promesse sera tenue !
— et quelle promesse ! Celle du don de l'Esprit !
— en attendant, entre le jeudi de l'Ascension et le dimanche de Pentecôte, c'est plutôt du noir qu'ils broient, les pauvres disciples ! Rien ici n'est normal, ça devrait se passer autrement !
— nous n'aimons pas cet entre-deux dans nos vies, moment redoutable où nous sommes soudain seul (e) face à nous-même, devant notre vérité du moment…
—…malgré la présence et le soutien des autres, rien ni de l'intérieur ni de l'extérieur ne semble assez solide ou signifiant pour nous sortir du sentiment de vide et d'injustice qui nous enserre…
—…ces moments d'incertitude, où la volonté même est mise en échec, sont source d'angoisse. Or, l'angoisse, au contraire de la peur, est sans objet…, d'où sa force de paralysie…
—…l'angoisse est générée par nos représentations, par l'imagination…, mais l'imagination souvent déforme la réalité…
— pour conjurer cet état d'esprit contreproductif qui les fait tourner en rond, les apôtres et les autres disciples, dont la mère de Jésus, vont être amenés à prendre une décision de la plus haute importance…
—… la seule qui vaille dans leur situation traumatique : non pas faire appel à une cellule psychologique de soutien —ce qui en soi n'est pas mauvais—, mais se mettre à genoux : prier ! La prière est souvent le prélude à l'action.
— privés de lumière et de certitude, les disciples ont recours à ce qu'ils ont déjà vu faire à plusieurs reprises par leur Maître, dans ses propres moments de solitude et de lutte intérieure : la prière !
— ils vont puiser au fond d'eux-mêmes ce qu'ils n'ont pas et qu'ils ne peuvent que recevoir : la force de tenir, d'espérer et de croire que le dernier mot n'est pas dit !
— une forme de résistance contre la résignation ? 
— prier! méditer, se recueillir, sans projet précis, juste être là …devant soi, devant le Tout-Autre!
— plus tard, certains parmi le peuple, en les entendant et les observant, ne pouvant expliquer la métamorphose soudaine des apôtres, se moqueront d'eux en disant: "ils sont pleins de vin doux!".
— mais, ces ricaneurs ont tout faux : non, les disciples n'ont pas bu ! Non, ils ne sont pas ivres, ils sont remplis du Souffle venu du fond de l'Etre!
— ce qui met les disciples dans cet état paradoxal, à la fois d'allégresse, et en même temps de grande lucidité, ce qui leur permet d'être entendus et compris des autres, c'est lEsprit même de la Pentecôte, c'est l'effusion du Souffle de vie, une pluie de feu qui brûle l'inertie et libère l'énergie créatrice!
— c’est souvent au moment où l'on ne s’y attend pas, que les doutes sont emportés comme la balle est emportée par le vent.
— et l’on se trouve debout devant les autres, avec une audace incroyable et tranquille pour rendre témoignage du Vivant!
— Pentecôte! Le Souffle brûlant qui nous bouscule, nous met en mouvement, nous appelle au partage…
— l'air venu d'ailleurs qui nous donne envie d’étreindre le monde.
Malgré…sa dureté, son injustice, sa violence…
(Réf : Actes des Apôtres chapitre 1, versets 4-8 ; chapitre 2, versets 1-13)

dimanche 24 mai 2020

Samuel Beckett, l'Innommable

"Je dois sentir quelque chose, oui, je sens quelque chose, ils disent que je sens quelque chose, je ne sais pas ce que c'est, je ne sais pas ce que je sens, dites-moi ce que je sens, je vous dirai qui je suis, ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je l'aurai entendu, sans oreille je l'aurai entendu, et je l'aurai dit, sans bouche je l'aurai dit, je l'aurai entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, c'est peut-être ça que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c'est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre."

Samuel Beckett, l'Innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 196

Pontalis

« J’étais assis tout seul dans un compartiment de wagon-lits lorsque, sous l’effet d’un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes attenantes s’ouvrit, et un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait entre les deux compartiments et qu’il était entré dans mon compartiment par erreur ; je me levai précipitamment pour le détromper mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte. Je sais que cette apparition m’avait foncièrement déplu. »

J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Gallimard, 1997, p.169-170

Maldiney

"La seule réalité au sujet de laquelle un existant n'est pas borné au savoir, dit Kierkegaard, c'est sa réalité propre (…) Or, c'est dans la crise et dans la création qu'il se dérobe ou qu'il s'expose à ce qui constitue dimensionnellement son être, l'instauration de sa propre possibilité."

Henri Maldiney

Roland Barthes

"Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout des mots."

Roland Barthes

Christiane Veschambre

« L’autre matin je me suis réveillée muette. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite parce que j’étais seule dans la chambre. Je me sentais heureuse de la journée à vivre. Emplie d’un sentiment de liberté et de légèreté. Je me suis étirée en bâillant, sans bruit, je me suis levée, je suis allée décrocher un vêtement dans la salle de bain et je me suis dirigée vers la cuisine où je t’entendais chanter. J’ai poussé la porte, je t’ai souri, tu m’as appelée par mon nom, et je t’ai répondu par le tien. C’est-à-dire que j’ai ouvert la bouche, j’ai formé avec mes lèvres les deux syllabes aimées, et aucun son n’est sorti. Tu as ri, d’abord, de me voir répéter ma mimique silencieuse, tu t’es avancé vers moi pour me prendre dans tes bras et tu t’es arrêté. Tu m’as demandé ce que j’avais, je n’ai pas pu te répondre. Finalement j’ai pris sur le buffet le papier où on inscrit les commissions et j’ai écrit : « Je ne peux plus parler. » Et je me suis mise à pleurer. »

Christiane Veschambre, Les Mots pauvres, Cheyne Eds, 1996 (réédité plusieurs fois depuis)On peut lire dans Cahiers de Gestalt-thérapie 2014/1 (n° 32) une interview de l'auteure à propos de ce livre.

C'est le "Journal d'une femme qui, parce qu'un matin elle se réveille muette, ose enfin, loin des complaisances de la parole, fouiller l'énigme de sa vie et affronter son enfance."

Citation du jour : Winnicott


« Nos patients, qui nous enseignent une bonne part de ce que nous parvenons à apprendre, nous assurent souvent avoir connu vraiment très tôt la désillusion. Cela ne fait pour eux aucun doute et ils peuvent établir un contact de plus en plus profond avec la tristesse liée à cette pensée.
L’analyse va son chemin, et cependant il faut avoir fait un travail considérable avant que des mots ne viennent d’écrire la désillusion avec exactitude. Bien qu’il n’existe pas de raccourci pour en arriver là, il est intéressant de rapporter des résultats individuels tels qu’ils se présentent.»

D. W. Winnicott, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000, p.33

jeudi 7 mai 2020

Peut-on se mettre à la place de l'autre ?

Essaie d’imaginer l’horizon…
Elle : d'accord, j’y vais !
Lui : je ne te dis pas de partir, mais de là où tu es, c’est-à-dire ici-même, imagine l’horizon…
Elle : le tien ou le mien ?
Lui : le tien, bien sûr
Elle : d'accord… j’essaie (elle fait mine de se concentrer)
Lui : alors, que vois-tu ?
Elle : Rien !
Lui : impossible !
Elle : pourquoi impossible ?
Lui : parce que le rien n’existe pas…
Elle : alors pourquoi l’appelle-t-on rien s’il n’existe pas ? Pourquoi est-il au masculin et pas au neutre ?
Lui : tu sais bien, c’est comme si tu me demandais qu’est-ce qu’il y avait avant le Big bang ?
Elle : justement, d’après toi, qu’est-ce qu’il y avait avant ?
Lui : le vide évidemment !
Elle : le vide, évidemment. Admettons, mais alors qu’est-ce que le vide ?
Lui : le vide c’est quand il n’y a ri…
Elle : qu’est-ce qui se passe ? Tu as un problème à la langue ?
Lui : le problème est que personne ne sait répondre de manière absolue à cette question…
Elle: laquelle ? Le rien ou le big bang ou le vide ?
Lui : les trois, probablement.
Elle : donc, si je dis « je ne vois rien à l’horizon », à part moi personne ne peut infirmer ou affirmer ce que je dis ?
Lui : je vois où tu veux en venir, en effet, je ne peux pas savoir pour toi, et ton horizon… Au fait, à quoi pensais-je en te parlant d’horizon ?
Elle : désolé, comme je ne suis pas à ta place…
Lui : oui, le problème c’est moi-même, je n’arrive pas à m’assimiler autrement qu’à la place de l’autre
Elle : c’est grave docteur ? Non, je te taquine, au fond j’aime quand je te vois t’exprimer comme ça . Au final, personne ne sait pour l’autre
Lui : oui, on peut juste essayer de se comprendre, et sur ce registre tu en sais mieux que moi
Elle : et ça repart…, comment sais-tu que j’en sais mieux que toi
Lui : bon, j’ai compris…C’est bientôt l’heure de l’apéro, non ?

vendredi 1 mai 2020

C'était un 1er mai

"Il y a le destin, et tout ce qui ne tremble pas en lui n'est pas solide"
Vladimir Holan

C'était un 1er mai
deux décennies
déjà
sur le quai en larmes
avec les deux petites
nous suivions tordus de douleur
le train invisible t'emporter
vers un ailleurs
de nous inconnu et suspect
mais dont tu nous disais
qu'il était étoilé et que tu étais attendue
tu le disais sans emphase
pas pour nous consoler
mais peut-être juste nous donner
à sentir peut-être l'invisible
tu es partie donc un 1er mai
non sans nous avoir dit
au revoir
tendrement
profondément
comme un gage que nos cœurs gelés
du moment par l'amour perdu
se remettront à nouveau
un jour à battre le rythme de la vie
dans tout le corps
à aimer surtout.
merci à toi pour toujours
pour tant d'amour
au nom de nous trois
nous t'aimons

jeudi 9 avril 2020

Suite d'un dialogue amorcé ailleurs…

Toujours elle et moi ou l'inverse, peu importe, plus question d'amour, la cause semble entendue, le temps du confinement enserre l'amour dans une logique de confluence ou d'attente —on verra on verra— ou de rupture, provisoire ou définitive…
Il reste—quoi au juste ?— Peut-être quelque chose qui nous confronte mais qui n'apparaît pas comme tel, de mon point de vue en tout cas ou du sien, peu importe, le plus important quand on commence à réfléchir, c'est de tenir, non pas l'idée fixe, mais le mouvement qui met en chemin et l'incertitude qui va avec…
_Elle : …donc, dis-tu, revenons au présent du présent et, poursuis-tu, ce temps que nous vivons, aussi inédit et traumatisant soit-il, peut être une occasion exceptionnelle de penser…—penser quoi au juste, t'interroges-tu à part toi-même, comme pris de doute soudain — mais oui, te reprends-tu, c'est cela, penser une stratégie globale du déplacement dans l'espace et le temps ! Parfait, parfait…, je dis, mais avant d'en arriver là, c'est-à-dire à la généralité, si nous parlions de nous?
—Moi : (déconcerté) De nous ? Je ne comprends pas…
—Elle : Oui, de nous, parfaitement.
—Moi : Mais enfin nous n'avons parlé que de nous depuis le début…
—Elle : Oui, d'une certaine manière, nous n'avons jamais parlé que de "nous", mais il s'agit d'un nous fictif, juste un mot employé comme un générique de film, je te parle de toi et moi, chair et os, séparés mais unis comme beaucoup d'autres, dans ce temps qui semble être hors-temps, nous en tant que personnes vivant chacune dans un espace confiné, pour reprendre la terminologie virale en cours…, partageant la même expérience…
—Moi: Ah! oui, en effet vu sous cet angle…
(Silence…!!!)
—Elle : Ne recommence pas avec tes formules à endormir les gens, je te parle de l'espace sans paroi des mots tout faits, n'essaie pas de m'embrouiller…
—Moi : (Chaque fois que je l'entends me parler comme elle le fait là, ça me rappelle le temps où essayant de commenter un passage de la Bible, j'entendais à chaque tentative comme une petite voix me murmurer à l'oreille : "Comprends-tu ce que tu lis ?")— Je réfléchis…à ce que tu viens de dire.
—Elle : Je sais, c'est justement ça le problème entre nous, tu réfléchis trop mais tu n'écoutes pas, et à la fin il ne reste aucun espace pour une discussion sérieuse ou une quelconque décision…
—Moi : (agacé, je sais qu'elle dit vrai) Alors, dis-moi quelle décision prendre à propos du fait du confinement…?
—Elle : Je te parle de l'espace…et de nous…
—Moi : (c'est moi qui la coupe cette fois-ci, mais pour lui dire quoi au juste ?) Parfait parlons de l'espace, sans l'enveloppe des mots…
—Elle: Je t'ai dit "sans paroi des mots"
—Moi : C'est la même chose, ou alors muraille, si tu veux…
—Elle : Tu vois, tu te crois malin, tu essaies de m'embrouiller, tu refuses la discussion…, de quoi aurais-tu peur ?
—Moi : (surpris par sa question) Pas du tout, mais pas du tout (de fait, je commence à pédaler dans ma salive —elle dirait bafouiller—, à cet instant je n'ai pas de mots secs, propres, ajustés à l'échange avec elle, sur le terrain de l'espace bien délimité par elle…)
—Elle : Tu réfléchis, encore…! Je te parle de l'espace de notre nudité dans ce temps de crise…
—Moi : C'est bien ce que j'essaie de comprendre sans comprendre tout à fait, tu parles de… l'espace comme lieu du manque auquel confronte la crise de Covid19, c'est bien cela ?
—Elle : Oui, de l'espace, au sens à la fois physique et spirituel du terme, lieu propice au face-à-face avec soi-même…
—Moi :…en intégrant l'angoisse et l'incertitude ? Ça demande réflexion tout ça, tu ne crois pas ?
—Elle : (souriante et soudain épanouie sur l'écran de zoom) D'accord, pour une fois avec toi, réfléchis mais sans paroi de mots usés…

Avertissement : toute ressemblance avec des personnes connues ou des faits réels serait une pure et fortuite coïncidence


mardi 31 mars 2020

La quarantaine selon Jung

" Capitaine, le matelot est inquiet très agité par la quarantaine qu'ils nous ont imposée au port. Vous pouvez lui parler ?"
" Qu’est-ce qui vous tracasse ? Vous n'avez pas assez de nourriture ? Ne dormez pas assez ?"

"Ce n'est pas ça, capitaine, je ne supporte pas de ne pas pouvoir descendre au sol, de ne pas pouvoir embrasser mes proches".

" Et s'ils vous faisaient descendre et que vous étiez contagieux, vous supporteriez la faute d'infecter quelqu'un qui ne peut pas supporter la maladie ?"

" Je ne me le pardonnerais jamais, même s'ils ont inventé cette peste !"

" Peut-être, mais si ce n'est pas le cas ?"

"J ' ai compris ce que vous voulez dire, mais je me sens privé de la liberté, capitaine, ils m' ont privé de quelque chose".

" Et de quoi avez-vous été privé ?"

" J’aurais dû attendre plus de vingt jours sur le bateau. Ça fait des mois que j'attends d’entrer au port et de profiter d'un peu de printemps au sol. Il y a eu une épidémie. Port April nous a interdit de descendre”.

”Les premiers jours ont été durs. Je me sentais comme vous. Puis j'ai commencé à répondre à ces impositions en n'utilisant pas la logique. Je savais qu'après quelques jours de comportement, on crée une habitude, et au lieu de me plaindre et d'en créer des terribles, j'ai commencé à agir différemment des autres.

J’ai commencé avec la nourriture. Je me suis mis à manger la moitié de ce que je mangeais normalement, puis j'ai commencé à sélectionner des aliments plus facilement digérables qui ne surchargent pas mon corps.

L’étape suivante fut de combiner à cela une épuration de pensées malsaines, d'en avoir de plus en plus élevées et nobles. Je me suis mis à lire au moins une page par jour d'un livre sur un sujet que je ne connaissais pas.

J’ai décidé de faire des exercices physiques sur le pont à l'aube. Un vieil Indien m'a dit, des années plus tôt, que le corps se renforçait en retenant sa respiration. J’ai décidé de faire de profondes respirations chaque matin. Je pense que mes poumons n'ont jamais atteint une telle force.

Le soir, c'était l'heure des prières, l'heure de remercier.

Toujours l'Indien m'a conseillé, des années plus tôt, de prendre l'habitude d'imaginer de la lumière entrer à l'intérieur et de me rendre plus fort.

Au lieu de penser à tout ce que je ne pouvais pas faire, j'ai pensé à ce que je ferais une fois descendu. Je voyais les scènes tous les jours, je les vivais intensément et je profitais de l'attente. Tout ce que vous pouvez avoir tout de suite n'est jamais intéressant.

L’attente sert à sublimer le désir, à le rendre plus puissant.

Je me suis privé d'aliments succulents, beaucoup de bouteilles de rhum, de jurons et de jurons à énumérer devant le reste de l'équipage. Je m'étais privé de jouer aux cartes, de dormir beaucoup, de me faire plaisir, de ne penser qu'à ce qu'ils me privaient ".

" Comment ça s'est terminé, capitaine ?"

" J’ai pris toutes ces nouvelles habitudes, mon garçon. Ils m'ont fait descendre après bien plus de temps que prévu ".

" Ils vous ont aussi privé du printemps ?"

"Oui, cette année-là, ils m' ont privé du printemps, et de bien d' autres choses, mais j'étais fleuri quand même, j'avais apporté le printemps à l'intérieur, et personne ne pouvait plus me le voler".

Carl Gustav Jung, Le livre Rouge, L'Iconoclaste, 2011

jeudi 5 mars 2020

Prophétie : le temps viendra.

"Ce n'est pas une prédiction, puisque le temps viendra de toute façon, fût-ce comme le temps de la fin des temps.
C'est une prophétie : la parole d'un autre, la parole de l'ailleurs que nous ne pouvons méconnaître sans renoncer à notre humanité. L'interprète du dehors.
L'ici-maintenant n'existe pas sans l'ailleurs qu'il abrite en lui-même et qui en retour l'abrite et l'expose.
Si nous sommes aujourd'hui inquiets, égarés et perturbés comme nous le sommes, c'est parce que nous étions habitués à ce que l'ici-maintenant se perpétue en évacuant tout ailleurs. Notre futur était là, déjà fait, tout de maîtrise et de prospérité. Et voici que tout fout le camp, le climat, les espèces, la finance, l'énergie, la confiance et même la possibilité de calculer dont nous étions si assurés et qui semble devoir s'excéder elle-même.
On ne peut plus compter sur rien — telle est la situation.
Mais la voix prophétique dit que le temps viendra car cela ne relève pas du compte ni du calcul. Le temps viendra parce qu'il vient, parce que ça vient — fût-ce jusqu'à la survenue de rien. Ou de tout autre chose.
Nous voici en effet devant le rien-ou-le-tout-autre.
L'un ou l'autre, en fait, pouvant se révéler comme déjà là, comme déjà nous-mêmes qui n'en savons rien. Nous sommes nous-mêmes le temps qui vient. N'avons-nous pas toujours été dans une venue improbable, incertaine ? non pas seulement nous les humains mais les vivants et même le flux et les grains de l'universel mixture ?
Le rien-ou-tout-autre n'a-t-il pas toujours déjà précédé et propulsé cette venue qui se surprend elle-même et qui pourrait aussi se suspendre et disparaître ?
Le temps viendra et à coup sûr il sera imprévu — sans quoi rien ne viendrait.
Ainsi l'amibe était imprévue, et le squelette, et le langage, et le cyberespace. Et chacun chacune."

Jean-Luc Nancy, La peau fragile du monde, Galilée, 2020, p. 13-14

mardi 14 janvier 2020

On n'a jamais fini d'apprendre des autres, même des plus vulnérables

Service de psychiatrie

Croisé JP. "Délire mystique", me dit l'infirmier, il ajoute "comme beaucoup de pensionnaires ici!"
Je suis un peu pressé, j'ai rendez-vous avec Mme C. Mais JP veut parler. Les mots se bousculent, aucune phrase complète…Il me parle de Jésus comme si c'était lui-même, fait régulièrement le signe de la croix (à moitié). Je le croise souvent dans les couloirs ou dehors. Cette fois-ci, c'est promis, lui-dis-je, je vous verrai lundi prochain. Il s'en va…
Affalée sur la table, Mme C me regarde m'approcher. Son visage semble plus reposé que lors de ma dernière visite.
—Vous méditiez ?
—Les médicaments me font dormir.
Elle se souvient de m'avoir fait voir, à l'insu des infirmiers, les escaliers donnant sur un petit jardin derrière le service, c'est là où viennent se réfugier les fumeurs. Elle me disait alors avoir arrêté de fumer à son arrivée ici. Depuis, son frère lui a apporté des cigarettes.
—C'était vrai, ce petit mensonge ?
—Je vous jure!
Elle revient sur le refus du personnel de la laisser partir chez elle pour prendre ses affaires. Pour la petite histoire, Mme C s'était enfuie de l'hôpital il y a un mois, on l'a retrouvée en ville errant au milieu de la foule.
Lors de notre première rencontre, elle a mis fin brusquement à la visite. Elle se fatigue vite. En y repensant, je m'aperçois que je posais beaucoup de questions.
Aujourd'hui, en me serrant la main à la fin de l'entretien, elle me dit en souriant :"quel silence exceptionnel dans le service aujourd'hui, n'est-ce pas?". On n'a jamais fini d'apprendre des autres, même des plus vulnérables!

 Nous sommes au téléphone depuis une dizaine de minutes, je ne suis pas du tout à l'aise : —Attends s’il te plaît, lui dis-je, donne-moi...